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Entre Ombres et Lumière – Germaine de Staël dans ‘Dix années d’exil’ (EP6)

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Entre Ombres et Lumière
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Entre Ombres et Lumière - Germaine de Staël dans 'Dix années d'exil' (EP6)
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« Sans religion, aucun homme n’est capable de sacrifice ; et sans morale, personne ne parlant vrai, l’opinion publique est sans cesse égarée. »

Déjà interdite de séjour à moins de quarante lieues de Paris, Mme de Staël est expulsée de France et bannie de tous les territoires sous domination française. Dans ce 6e épisode et dernier épisode, écouter le passage suivant du livre ‘Dix années d’exil’ :

– CHAPITRE XVIII: Commencement de l’Empire.


Transcription ci-dessous:

CHAPITRE XVIII : Commencement de l’Empire

La motion pour appeler Bonaparte à l’empire fut faite dans le Tribunat par un conventionnel, autrefois jacobin, appuyée par Jaubert, avocat et député du commerce de Bordeaux, et secondée par Siméon, homme d’esprit et de sens, qui avait été proscrit sous la République comme royaliste. Bonaparte voulait que les partisans de l’ancien régime et ceux des intérêts permanents de la nation fussent réunis pour le choisir. Il fut convenu qu’on ouvrirait des registres dans toute la France pour que chacun exprimât son vœu relativement à l’élévation de Bonaparte sur le trône. Mais, sans attendre ce résultat, quelque préparé qu’il fût, il prit le titre d’empereur par un sénatus-consulte, et ce malheureux Sénat n’eut pas même la force de mettre des bornes constitutionnelles à cette nouvelle monarchie. Un tribun, dont je voudrais oser dire le nom[4], eut l’honneur d’en faire la motion spéciale. Bonaparte, pour aller habilement au-devant de cette idée, fit venir chez lui quelques sénateurs, et leur dit : « Il m’en coûte beaucoup de me placer en évidence ; j’aime mieux ma situation actuelle. Toutefois la continuation de la république n’est plus possible ; on est blasé sur ce genre-là ; je crois que les Français veulent la royauté. J’avais d’abord pensé à rappeler les vieux Bourbons ; mais cela n’aurait fait que les perdre, et moi aussi. Ma conscience me dit qu’il faut à la fin un homme à la tête de tout ceci ; cependant peut-être vaudrait-il mieux encore attendre… J’ai vieilli la France d’un siècle depuis quatre ans ; la liberté, c’est un bon code civil, et les nations modernes ne se soucient que de la propriété. Cependant, si vous m’en croyez, nommez un comité, organisez la Constitution, et, je vous le dis naturellement, ajouta-t-il en souriant, prenez des précautions contre ma tyrannie ; prenez-en, croyez-moi. » Cette apparente bonhomie séduisit les sénateurs, qui, au reste, ne demandaient pas mieux que d’être séduits. L’un d’eux, homme de lettres assez distingué, mais l’un de ces philosophes qui trouvent toujours des motifs philanthropiques pour être contents du pouvoir, disait à un de mes amis : « C’est admirable ! avec quelle simplicité l’Empereur se laisse tout dire ! L’autre jour, je lui ai démontré pendant une heure de suite qu’il fallait absolument fonder la dynastie nouvelle sur une charte qui assurât les droits de la nation. — Et que vous a-t-il répondu ? lui demanda-t-on. — Il m’a frappé sur l’épaule avec une bonté parfaite, et m’a dit : “Vous avez tout à fait raison, mon cher sénateur ; mais, fiez-vous à moi, ce n’est pas le moment.” » Et ce sénateur, comme beaucoup d’autres, se contentait du plaisir d’avoir parlé, lors même que son opinion n’était pas le moins du monde adoptée. Les besoins de l’amour-propre, chez les Français, l’emportent de beaucoup sur ceux du caractère.

Une chose bien bizarre, et que Bonaparte a pénétrée avec une grande sagacité, c’est que les Français, qui saisissent le ridicule avec tant d’esprit, ne demandent pas mieux que de se rendre ridicules eux-mêmes, dès que leur vanité y trouve son compte d’une autre manière. Rien en effet ne prête plus à la plaisanterie que la création d’une noblesse toute nouvelle, telle que Bonaparte l’établit pour le soutien de son nouveau trône. Les princesses et les reines, citoyennes de la veille, ne pouvaient s’empêcher de rire elles-mêmes en s’entendant appeler Votre Majesté. D’autres, plus sérieux, se faisaient répéter le titre de monseigneur du matin au soir, comme le Bourgeois gentilhomme. On consultait les vieilles archives, pour retrouver les meilleurs documents sur l’étiquette ; des hommes de mérite s’établissaient gravement à composer des armoiries pour les nouvelles familles ; enfin, il n’y avait pas de jour qui ne donnât lieu à quelque situation digne de Molière : mais la terreur, qui faisait le fond du tableau, empêchait que le grotesque de l’avant-scène ne fût bafoué comme il aurait dû l’être. La gloire des généraux français relevait tout, et les courtisans obséquieux se glissaient à l’ombre des militaires, qui méritaient sans doute les honneurs sévères d’un État libre, mais non les vaines décorations d’une semblable Cour. La valeur et le génie descendent du ciel, et ceux qui en sont doués n’ont pas besoin d’autres ancêtres. Les distinctions accordées dans les républiques ou dans les monarchies limitées doivent être la récompense de services rendus à la patrie, et tout le monde y peut également prétendre ; mais rien ne sent le despotisme comme cette foule d’honneurs émanant d’un seul homme, et dont son caprice est la source.

Des calembours sans fin furent lancés contre cette noblesse de la veille ; on citait mille mots des dames nouvelles, qui supposaient peu d’usage des bonnes manières. Et, en effet, ce qu’il y a de plus difficile à apprendre, c’est le genre de politesse qui n’est ni cérémonieux ni familier ; cela semble peu de chose, mais il faut que cela vienne du fond de nous-mêmes ; car personne ne l’acquiert, quand les habitudes de l’enfance ou l’élévation de l’âme ne l’inspirent pas. Bonaparte lui-même a de l’embarras quand il s’agit de représenter ; et souvent, dans son intérieur, et même avec des étrangers, il revient avec joie à ces termes et à ces façons vulgaires qui lui rappellent sa jeunesse révolutionnaire. Bonaparte savait très bien que les Parisiens faisaient des plaisanteries sur ses nouveaux nobles : mais il savait aussi qu’ils n’exprimeraient leur opinion que par des quolibets, et non par des actions fortes. L’énergie des opprimés ne s’étendait pas au-delà de l’équivoque qui naît des calembours ; et, comme dans l’Orient on en est réduit à l’apologue, en France on était tombé plus bas encore ; on s’en tenait au cliquetis des syllabes. Un seul jeu de mots cependant mérite de survivre au succès éphémère de ce genre ; comme l’on annonçait un jour les princesses du sang, quelqu’un ajouta : Du sang d’Enghien. En effet, tel fut le baptême de cette nouvelle dynastie.

Bonaparte croyait n’avoir encore rien fait en s’entourant d’une noblesse de sa création ; il voulait mêler l’aristocratie du nouveau régime avec celle de l’ancien. Plusieurs nobles ruinés par la Révolution se prêtèrent à recevoir des emplois à la Cour. L’on sait par quelle injure grossière Bonaparte les remercia de leur complaisance. « Je leur ai proposé, dit-il, des grades dans mon armée, ils n’en ont pas voulu ; je leur ai offert des places dans l’administration, ils les ont refusées ; mais je leur ai ouvert mes antichambres, et ils s’y sont précipités. » Quelques gentilshommes, dans cette circonstance, ont donné l’exemple de la plus courageuse résistance ; mais combien d’autres se sont dits menacés, avant qu’ils eussent rien à craindre ! et combien d’autres aussi ont sollicité pour eux-mêmes ou pour leur famille des charges de Cour que tous auraient dû refuser ! Les carrières militaires ou administratives sont les seules dans lesquelles on puisse se persuader qu’on est utile à sa patrie, quel que soit le chef qui la gouverne ; mais les emplois à la Cour vous rendent dépendant de l’homme et non de l’État.

On en fit des registres pour voter sur l’Empire comme de ceux qui avaient été ouverts pour le Consulat à vie ; l’on compta de même, comme ayant voté pour, tous ceux qui ne signèrent pas ; on destitua de leurs emplois le petit nombre d’individus qui s’avisèrent d’écrire non. M. de La Fayette, constant ami de la liberté, manifesta de nouveau son invariable résistance ; et il eut d’autant plus de mérite, que déjà, dans ce pays de la bravoure, on ne savait plus estimer le courage. Il faut bien faire cette distinction, puisque l’on voit la divinité de la peur régner en France sur les guerriers les plus intrépides. Bonaparte ne voulut pas même s’astreindre à la loi de l’hérédité monarchique, et il se réserva le droit d’adopter et de choisir un successeur, à la manière de l’Orient. Comme il n’avait point d’enfants alors, il ne voulut pas donner à sa famille un droit quelconque ; et, tout en l’élevant à des rangs auxquels elle n’avait sûrement pas droit de prétendre, il l’asservissait à sa volonté par des décrets profondément combinés, qui enlaçaient de chaînes les nouveaux trônes.

Le 14 juillet fut encore fêté cette année (1804), parce que, disait-on, l’Empire consacrait tous les bienfaits de la Révolution. Bonaparte avait dit que les orages avaient affermi les racines du gouvernement ; il prétendit que le trône garantirait la liberté ; il répéta de toutes les manières que l’Europe serait rassurée par l’ordre monarchique établi dans le gouvernement de France. En effet, l’Europe entière, excepté l’illustre Angleterre, reconnut sa dignité nouvelle : il fut appelé mon frère par les chevaliers de l’antique confrérie royale. On a vu comme il les a récompensés de leur fatale condescendance. S’il avait voulu sincèrement la paix, le vieux roi Georges lui-même, cet honnête homme qui a eu le plus beau règne de l’histoire d’Angleterre, aurait été forcé de le reconnaître comme son égal. Mais, peu de jours après son couronnement, il prononça des paroles qui dévoilaient tous ses desseins : « On plaisante, dit-il, sur ma dynastie nouvelle ; dans cinq ans elle sera la plus ancienne de toute l’Europe. » Et dès cet instant, il n’a pas cessé de tendre à ce but.

Il lui fallait un prétexte pour avancer toujours, et ce prétexte, ce fut la liberté des mers. Il est inouï combien il est facile de faire prendre une bêtise pour étendard au peuple le plus spirituel de la terre. C’est encore un de ces contrastes qui seraient tout à fait inexplicables, si la malheureuse France n’avait pas été dépouillée de religion et de morale par un enchaînement funeste de mauvais principes et d’événements malheureux. Sans religion, aucun homme n’est capable de sacrifice ; et sans morale, personne ne parlant vrai, l’opinion publique est sans cesse égarée. Il s’ensuit donc, comme nous l’avons dit, que l’on n’a point le courage de la conscience, lors même qu’on a celui de l’honneur, et qu’avec une intelligence admirable dans l’exécution, on ne se rend jamais compte du but.

Il n’y avait sur les trônes du continent, au moment où Bonaparte forma la résolution de les renverser, que des souverains fort honnêtes gens. Le génie politique et militaire de ce monde était éteint, mais les peuples étaient heureux ; et, quoique les principes des institutions libres ne fussent point admis dans la plupart des États, les idées philosophiques, répandues depuis cinquante ans en Europe, avaient du moins l’avantage de préserver de l’intolérance et d’adoucir le despotisme. Catherine II et Frédéric II recherchaient l’estime des écrivains français, et ces deux monarques, dont le génie ne pouvait tout asservir, vivaient en présence de l’opinion des hommes éclairés, et cherchaient à la captiver. La tendance naturelle des esprits était à la jouissance et à l’application des idées libérales, et il n’y avait presque pas un individu qui souffrît dans sa personne ou dans ses biens. Les amis de la liberté étaient sans doute en droit de trouver qu’il fallait donner aux facultés l’occasion de se développer ; qu’il n’était pas juste que tout un peuple dépendît d’un homme et que la représentation nationale était le seul moyen d’assurer aux citoyens la garantie des biens passagers qu’un souverain vertueux peut accorder. Mais Bonaparte, que venait-il offrir ? apportait-il aux peuples étrangers plus de liberté ? Aucun monarque de l’Europe ne se serait permis, dans une année, les insolences arbitraires qui signalent chacun de ses jours. Il venait seulement leur faire échanger leur tranquillité, leur indépendance, leur langue, leurs lois, leurs fortunes, leur sang, leurs enfants, contre le malheur et la honte d’être anéantis comme nations et méprisés comme hommes. Il commençait enfin cette entreprise de la monarchie universelle, le plus grand fléau dont l’espèce humaine puisse être menacée, et la cause assurée de la guerre éternelle.

Aucun des arts de la paix ne convient à Bonaparte ; il ne trouve d’amusement que dans les crises violentes amenées par les batailles. Il a su faire des trêves, mais il ne s’est jamais dit sérieusement : C’est assez ; et son caractère, inconciliable avec le reste de la création, est comme le feu grégeois, qu’aucune force de la nature ne saurait éteindre.


Remerciements

Merci à la Bibliothèque numérique romande (ebooks-bnr.com) pour la mise à disposition de ce texte.

Et merci à Wikipedia pour ce ‘Portrait of Mme de Staël mentioned in Women painters of the world, from the time of Caterina Vigri, 1413-1463, to Rosa Bonheur and the present day, by Walter Shaw Sparrow, The Art and Life Library, Hodder & Stoughton, 27 Paternoster Row, London’.

 
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