« Il était grand, en effet, cette homme qui, dans aucune circonstance de sa vie , n’a préféré le plus important de ses intérêts au moindre de ses devoirs. »
Déjà interdite de séjour à moins de quarante lieues de Paris, Mme de Staël est expulsée de France et bannie de tous les territoires sous domination française. Elle apprend en Allemagne la mort de son père. Dans ce 5e épisode, écouter les passages suivants du livre ‘Dix années d’exil’ :
– CHAPITRE XVI: Maladie et mort de M. Necker.
– CHAPITRE XVII : Procès de Moreau.
Transcription ci-dessous:
CHAPITRE XVI : Maladie et mort de M. Necker.
Mon père eut encore le temps d’apprendre l’assassinat du duc d’Enghien, et les dernières lignes que j’ai reçues, tracées de sa main, expriment son indignation sur ce forfait.
C’est au sein de la plus profonde sécurité que je trouvai sur ma table deux lettres qui m’annonçaient que mon père était dangereusement malade. On me dissimula que le courrier qui était venu les apporter était aussi chargé de la nouvelle de sa mort. Je partis avec de l’espérance, et je la conservai malgré toutes les circonstances qui devaient me l’ôter. Quand, à Weimar, la vérité me fut connue, un sentiment de terreur inexprimable se joignit à mon désespoir. Je me vis sans appui sur cette terre, et forcée de soutenir moi-même mon âme contre le malheur. Il me restait beaucoup d’objets d’attachement ; mais l’admiration pleine de tendresse que j’éprouvais pour mon père exerçait sur moi un empire que rien ne pouvait égaler. La douleur, qui est le plus grand des prophètes, m’annonça que désormais je ne serais plus heureuse par le cœur comme je l’avais été, quand cet homme tout-puissant en sensibilité veillait sur mon sort ; et il ne s’est pas écoulé un jour, depuis le mois d’avril 1804, dans lequel je n’aie rattaché toutes mes peines à celle-là. Tant que mon père vivait, je ne souffrais que par l’imagination ; car, dans les choses réelles, il trouvait toujours le moyen de me faire du bien ; après sa perte, j’eus affaire directement à la destinée. C’est cependant encore à l’espoir qu’il prie pour moi dans le ciel que je dois ce qui me reste de force. Ce n’est point l’amour filial, mais la connaissance intime de son caractère, qui me fait affirmer que jamais je n’ai vu la nature humaine plus près de la perfection que dans son âme : si je n’étais pas convaincue de la vie à venir, je deviendrais folle de l’idée qu’un tel être ait pu cesser d’exister. Il y avait tant d’immortalité dans ses sentiments et dans ses pensées que cent fois il m’arrive, quand j’ai des mouvements qui m’élèvent au-dessus de moi-même, de croire encore l’entendre.
Dans mon fatal voyage de Weimar à Coppet, j’enviais toute la vie qui circulait dans la nature, celle des oiseaux, des mouches qui volaient autour de moi : je demandais un jour, un seul jour pour lui parler encore, pour exciter sa pitié ; j’enviais ces arbres des forêts dont la durée se prolonge au-delà des siècles : mais l’inexorable silence du tombeau a quelque chose qui confond l’esprit humain ; et, bien que ce soit la vérité la plus connue, jamais la vivacité de l’impression qu’elle produit ne peut s’éteindre. En approchant de la demeure de mon père, un de mes amis me montra sur la montagne des nuages qui ressemblaient à une grande figure d’homme qui disparaîtrait vers le soir, et il me sembla que le ciel m’offrait ainsi le symbole de la perte que je venais de faire. Il était grand, en effet, cet homme qui, dans aucune circonstance de sa vie, n’a préféré le plus important de ses intérêts au moindre de ses devoirs ; cet homme dont les vertus étaient tellement inspirées par sa bonté, qu’il eût pu se passer de principes, et dont les principes étaient si fermes, qu’il eût pu se passer de bonté.
En arrivant à Coppet, j’appris que mon père, dans la maladie de neuf jours qui me l’avait enlevé, s’était constamment occupé de mon sort avec inquiétude. Il se faisait des reproches de son dernier livre, comme étant la cause de mon exil ; et, d’une main tremblante, il écrivit, pendant sa fièvre, au Premier Consul, une lettre où il lui affirmait que je n’étais pour rien dans la publication de ce dernier ouvrage, et qu’au contraire j’avais désiré qu’il ne fût pas imprimé. Cette voix d’un mourant avait tant de solennité ! cette dernière prière d’un homme qui avait joué un si grand rôle en France, demandant pour toute grâce le retour de ses enfants dans le lieu de leur naissance, et l’oubli des imprudences qu’une fille, jeune encore alors, avait pu commettre, tout me semblait irrésistible ; et, bien que je connusse le caractère de l’homme, il m’arriva ce qui, je crois, est dans la nature de ceux qui désirent ardemment la cessation d’une grande peine : j’espérai contre toute espérance. Le Premier Consul reçut cette lettre, et me crut sans doute d’une rare niaiserie d’avoir pu me flatter qu’il en serait touché. Je suis à cet égard de son avis.
CHAPITRE XVII : Procès de Moreau.
Le procès de Moreau se continuait toujours, et, bien que les journaux gardassent le plus profond silence sur ce sujet, il suffisait de la publicité du plaidoyer pour éveiller les âmes, et jamais l’opinion de Paris ne s’est montrée contre Bonaparte avec tant de force qu’à cette époque. Les Français ont plus besoin qu’aucun autre peuple d’un certain degré de liberté de la presse ; il faut qu’ils pensent et qu’ils sentent en commun : l’électricité de l’émotion de leurs voisins leur est nécessaire pour en éprouver à leur tour, et leur enthousiasme ne se développe point d’une manière isolée. C’est donc très bien fait à celui qui veut être leur tyran de ne permettre à l’opinion publique aucun genre de manifestation, et Bonaparte joint à cette idée, commune à tous les despotes, une ruse particulière à ce temps-ci, c’est l’art de proclamer une opinion factice par des journaux qui ont l’air d’être libres, tant ils font de phrases dans le sens qui leur est ordonné. Il n’y a, l’on doit en convenir, que nos écrivains français qui puissent broder ainsi, chaque matin, les mêmes sophismes, et qui se complaisent dans le superflu même de la servitude. Au milieu de l’instruction de cette fameuse affaire, les journaux apprirent à l’Europe que Pichegru s’était étranglé lui-même dans le Temple ; toutes les gazettes furent remplies d’un rapport chirurgical, qui parut peu vraisemblable, malgré le soin avec lequel il était rédigé. S’il est vrai que Pichegru ait péri victime d’un assassinat, se représente-t-on le sort d’un brave général surpris par des lâches dans le fond de son cachot, sans défense, condamné depuis plusieurs jours à cette solitude des prisons qui abat le courage de l’âme, ignorant même si ses amis sauront jamais de quel genre de mort il a péri, si le forfait qui le tue sera vengé, si l’on n’outragera pas sa mémoire ! Pichegru, dans son premier interrogatoire, avait montré beaucoup de courage, et il menaçait, dit-on, de donner la preuve des promesses que Bonaparte avait faites aux Vendéens, relativement au retour des Bourbons. Quelques-uns prétendent qu’on lui avait fait subir la question comme à deux autres conjurés, dont l’un, nommé Picot, montra ses mains mutilées au tribunal, et qu’on n’osa pas exposer aux yeux du peuple français un de ses anciens défenseurs soumis à la torture des esclaves. Je ne crois pas à cette conjecture ; il faut toujours chercher dans les actions de Bonaparte le calcul qui les lui a conseillées, et l’on n’en verrait pas dans cette dernière supposition ; tandis qu’il est peut-être vrai que la réunion de Moreau et de Pichegru à la barre d’un tribunal eût achevé d’enflammer l’opinion. Déjà la foule était immense dans les tribunes ; plusieurs officiers, à la tête desquels était un homme loyal, le général Lecourbe, témoignèrent l’intérêt le plus vif et le plus courageux pour le général Moreau. Quand il se rendait au tribunal, les gendarmes chargés de le garder lui présentaient les armes avec respect. Déjà l’on commençait à sentir que l’honneur était du côté de la persécution ; mais Bonaparte, en se faisant tout à coup déclarer empereur au plus fort de cette fermentation, détourna les esprits par une nouvelle perspective, et déroba mieux sa marche au milieu de l’orage dont il était environné qu’il n’aurait pu le faire dans le calme.
Le général Moreau prononça devant le tribunal un des discours les mieux faits que l’histoire puisse offrir ; il rappela, quoique avec modestie, les batailles qu’il avait gagnées depuis que Bonaparte gouvernait la France ; il s’excusa de s’être exprimé souvent peut-être avec trop de franchise, et compara, d’une manière indirecte, le caractère d’un Breton avec celui d’un Corse ; enfin, il montra tout à la fois et beaucoup d’esprit et la plus parfaite présence de cet esprit, dans un moment si dangereux. Régnier réunissait alors le ministère de la police à celui de la justice, en l’absence de Fouché, disgracié. Il se rendit à Saint-Cloud en sortant du tribunal. L’Empereur lui demanda comment était le discours de Moreau : « Pitoyable, répondit-il. — En ce cas, dit l’Empereur, faites-le imprimer et publier dans tout Paris. » Quand ensuite Bonaparte vit combien son ministre s’était trompé, il revint enfin à Fouché, le seul homme qui pût vraiment le seconder, en portant, malheureusement pour le monde, une sorte de modération adroite dans un système sans bornes.
Un ancien jacobin, âme damnée de Bonaparte, fut chargé de parler aux juges pour les engager à condamner Moreau à mort. « Cela est nécessaire, leur dit-il, à la considération de l’Empereur, qui l’a fait arrêter ; mais vous devez d’autant moins vous faire scrupule d’y consentir, que l’Empereur est résolu de lui faire grâce. — Et qui nous fera grâce à nous-mêmes, si nous nous couvrons d’une telle infamie ? » répondit l’un des juges[3], dont il n’est pas encore permis de prononcer le nom, de peur de l’exposer. Le général Moreau fut condamné à deux ans de prison ; Georges et plusieurs autres de ses amis, à mort ; un des MM. de Polignac à deux ans, l’autre à quatre ans de prison, et tous les deux y sont encore, ainsi que plusieurs autres, dont la police s’est saisie quand la peine ordonnée par la justice a été subie. Moreau désira que sa prison fût changée en un bannissement perpétuel : perpétuel, dans ce cas, veut dire viager, car le malheur du monde est placé sur la tête d’un homme. Bonaparte consentit à ce bannissement, qui lui convenait à tous les égards. Souvent, sur la route de Moreau, les maires de ville, chargés de viser son passeport d’exil, lui montrèrent la considération la plus respectueuse. « Messieurs, dit l’un d’eux à son audience, faites place au général Moreau » ; et il se courba devant lui comme devant l’Empereur. Il y avait encore une France dans le cœur de ces hommes, mais déjà l’on n’avait plus l’idée d’agir dans le sens de son opinion, et maintenant qui sait si même il en reste une, tant on l’a longtemps étouffée ? Arrivé à Cadix, ces Espagnols, qui devaient, peu d’armées après, donner un si grand exemple, rendirent tous les hommages possibles à une victime de la tyrannie. Quand Moreau passa devant la flotte anglaise, les vaisseaux le saluèrent comme s’il eût été le commandant d’une armée alliée. Ainsi les prétendus ennemis de la France se chargèrent d’acquitter sa dette envers l’un de ses plus illustres défenseurs. Lorsque Bonaparte fit arrêter Moreau, il dit : « J’aurais pu le faire venir chez moi, et lui dire : « Écoute, toi et moi, nous ne pouvons pas rester sur le même sol ; ainsi va-t’en, puisque je suis le plus fort ; et je crois qu’il serait parti. Mais ces manières chevaleresques sont puériles en affaires publiques. » Bonaparte croit, et a eu l’art de persuader à plusieurs des apprentis machiavélistes de la génération nouvelle, que tout sentiment généreux est de l’enfantillage. Il serait bien temps de lui apprendre que la vertu a aussi quelque chose de mâle, et de plus mâle que le crime avec toute son audace.
Remerciements
Merci à la Bibliothèque numérique romande (ebooks-bnr.com) pour la mise à disposition de ce texte.
Et merci à Wikipedia pour ce ‘Portrait of Mme de Staël mentioned in Women painters of the world, from the time of Caterina Vigri, 1413-1463, to Rosa Bonheur and the present day, by Walter Shaw Sparrow, The Art and Life Library, Hodder & Stoughton, 27 Paternoster Row, London’.