« Parce que les hommes, conformément à leur habitude intellectuelle, ont oublié le but originel des actes dits justes, équitables, et surtout parce que durant des siècles les enfants ont été instruits à admirer et à imiter ces actes, peu à peu est née l’apparence qu’un acte juste serait un acte non égoïste : or c’est sur cette apparence que repose la haute estime qu’on en fait […] »
Selon Friedrich Nietzsche lui-même « Humain, trop humain […] est le monument commémoratif d’une crise. Je l’ai intitulé : un livre pour les esprits libres, et presque chacune de ses phrases exprime une victoire ; en l’écrivant, je me suis débarrassé de tout ce qu’il y avait en moi d’étranger à ma vraie nature. Tout idéalisme m’est étranger. Le titre de mon livre veut dire ceci : là où vous voyez des choses idéales, moi je vois… des choses humaines, hélas ! trop humaines ! […] On trouvera ce livre sage, posé, parfois dur et ironique. »
Dans le 6e épisode de notre série sur Friedrich Nietzsche, écouter ces passages du livre ‘Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres’ de l’auteur apatride Friedrich Nietzsche:
– CHAPITRE II : pour servir à l’histoire des sentiments moraux (sections 88 à 102)
Transcription ci-dessous:
CHAPITRE II : POUR SERVIR À L’HISTOIRE DES SENTIMENTS MORAUX
88.
Interdiction du suicide. — Il y a un droit qui nous permet de prendre la vie à un homme, il n’y en a pas qui nous permette de lui prendre la mort : c’est pure cruauté.
89.
Vanité. — Nous nous soucions de la bonne opinion des hommes, d’abord parce qu’elle nous est utile, puis parce que nous voulons nous en faire des amis (les enfants de leurs parents, les écoliers de leurs maîtres et les gens bienveillants en général de tout le reste des hommes). C’est seulement quand la bonne opinion des hommes a du prix pour quelqu’un, abstraction faite de son avantage ou de son désir de faire plaisir, que nous parlons de vanité. Dans ce cas, l’homme veut se faire plaisir à lui-même, mais aux dépens des autres hommes, ou bien en les menant à se faire une fausse opinion de lui, ou bien vise à un degré de « bonne opinion » où elle doit devenir pénible à tous les autres (en excitant l’envie). L’individu veut d’ordinaire, par l’opinion d’autrui, accréditer et fortifier à ses propres yeux l’opinion qu’il a de soi ; mais la puissante accoutumance à l’autorité — accoutumance aussi vieille que l’homme — mène beaucoup de gens à appuyer même sur l’autorité leur propre foi en eux, partant à ne la recevoir que de la main d’autrui : ils se fient au jugement des autres plus qu’au leur propre. — L’intérêt qu’on prend à soi-même, le désir de se satisfaire, atteint chez le vaniteux un niveau tel qu’il conduit les autres à une estime de soi-même fausse, trop élevée, et qu’ensuite il s’en rapporte néanmoins à l’autorité des autres : ainsi il introduit l’erreur, et cependant y donne créance. — Il faut donc bien s’avouer que les vaniteux ne veulent pas tant plaire à autrui qu’à eux-mêmes, et qu’ils vont assez loin pour y négliger leur avantage : car ils mettent de l’importance souvent à mettre leurs semblables en des dispositions défavorables, hostiles, envieuses, partant désavantageuses pour eux, rien que pour avoir la satisfaction de leur Moi, le contentement de soi.
90.
Limites de la philanthropie. — Tout homme qui a décidé que l’autre est un imbécile, un mauvais gas, se fâche quand l’autre montre enfin qu’il ne l’est pas.
91.
Moralité larmoyante. — Que de plaisir donne la moralité ! Qu’on pense seulement à la mer d’agréables larmes qui a déjà coulé au récit de traits nobles, magnanimes ! — Cet attrait de la vie disparaîtrait si la croyance à l’irresponsabilité complète devenait dominante.
92.
Origine de la justice. — La justice (l’équité) prend sa source parmi des hommes à peu près également puissants, comme Thucydide l’a bien compris (dans l’effrayant dialogue entre les députés athéniens et méliens)[4]. C’est à savoir que : là où il n’y a pas de puissance clairement reconnue pour prédominante et où une lutte n’amènerait que des dommages réciproques sans résultat, naît l’idée de s’entendre et de traiter au sujet des prétentions de part et d’autre : le caractère de troc est le caractère initial de la justice. Chacun donne satisfaction à l’autre, en ce que chacun reçoit ce qu’il met à plus haut prix que l’autre. On donne à chacun ce qu’il veut avoir, comme étant désormais sien, et en échange on reçoit l’objet de son désir. La justice est ainsi une compensation et un troc dans l’hypothèse d’une puissance à peu près égale : c’est ainsi qu’originairement la vengeance appartient au règne de la justice, elle est un échange. De même la reconnaissance. — La justice revient naturellement au point de vue d’un instinct de conservation judicieux, partant à l’égoïsme de cette réflexion : « À quoi bon me causer du dommage inutile, sans atteindre peut-être mon but ? » — Voilà pour l’origine de la justice. Parce que les hommes, conformément à leur habitude intellectuelle, ont oublié le but originel des actes dits justes, équitables, et surtout parce que durant des siècles les enfants ont été instruits à admirer et à imiter ces actes, peu à peu est née l’apparence qu’un acte juste serait un acte non égoïste : or c’est sur cette apparence que repose la haute estime qu’on en fait, laquelle,en outre, comme toute estime, est continuellement en train de s’élever encore ; car une chose haut prisée est recherchée, moyennant des sacrifices, imitée, multipliée, et grandit par le fait que le prix de la peine et du zèle que chacun y applique vient s’ajouter au prix de la chose même. — Que peu moral serait l’aspect du monde, sans la faculté d’oubli ! Un poète pourrait dire que Dieu a installé l’oubli comme huissier au seuil du temple de la dignité humaine.
93.
Du droit du plus faible. — Lorsque quelqu’un, par exemple une ville assiégée, se soumet sous condition à un plus puissant, la contre-condition est qu’on peut s’anéantir, incendier la ville, et ainsi causer une grosse perte au puissant. De la sorte, il se produit en ce cas une espèce d’égalité, qui peut servir de fondement à des droits. L’ennemi trouve son avantage à la conservation. — En ce sens, il y a aussi des droits entre esclaves et maîtres, c’est-à-dire juste dans la mesure où la possession de l’esclave est utile et importante pour son maître. Le droit s’étend originairement à la limite où l’un paraît à l’autre précieux, essentiel, imperdable, invincible, et cetera. En ce sens, le plus faible a encore des droits, mais moindres. De là le fameux unusquisque tantum juris habet, quantum potentia valet (ou plus exactement : quantum potentia valere creditur).
94.
Les trois phases de la moralité jusqu’à nos jours. — Le premier signe que l’animal est devenu homme est quand ses actes ne se rapportent plus au bien-être momentané, mais à des choses durables, lorsque, par conséquent, l’homme recherche l’utilité, l’appropriation à une fin : c’est là la première éclosion du libre gouvernement de la raison. Un degré supérieur est atteint, quand il agit d’après le principe de l’honneur ; grâce à lui, il se discipline, se soumet à des sentiments communs, et cela l’élève fort au-dessus de la phase où l’utilité entendue personnellement était son seul guide : il honore et veut être honoré, c’est-à-dire : il conçoit l’utile comme dépendant de son opinion sur autrui, de l’opinion d’autrui sur lui. Enfin il agit, au degré le plus élevé de la moralité jusqu’à nos jours, d’après sa propre mesure des choses et des hommes, lui-même décide pour lui et les autres ce qui est honorable, ce qui est utile ; il est devenu le législateur des opinions, conformément à la conception toujours plus développée de l’utile et de l’honorable. La science le rend capable de préférer le plus utile, c’est-à-dire l’utilité générale durable à l’utilité personnelle, la reconnaissance respectueuse d’une valeur générale durable à celle d’un moment ; il vit et agit comme un individu collectif.
95.
Morale de l’individu parvenu à maturité. — On a jusqu’ici regardé comme le caractère propre de la morale l’impersonnalité ; et l’on a démontré qu’au commencement la considération de l’utilité générale était la cause pourquoi l’on louait et l’on distinguait tous les actes impersonnels. N’y aurait-il pas lieu à une transformation importante de ces idées, maintenant que l’on s’aperçoit de mieux en mieux que c’est précisément dans les considérations les plus personnelles possibles que l’utilité générale est aussi la plus grande : si bien que justement la conduite la plus strictement personnelle répond à la conception actuelle de la moralité (entendue comme Utilité générale) ? Faire de soi une personne complète et, dans tout ce que l’on fait, se proposer son plus grand bien — cela va plus loin que ces misérables émotions et actions au profit d’autrui. À la vérité, nous souffrons tous encore du trop peu de respect de la personnalité en nous, elle est mal éduquée, — il faut nous l’avouer : on a plutôt violemment détourné d’elle notre pensée, pour l’offrir en sacrifice à l’État, à la Science, à Celui-qui-a-besoin-d’aide, comme si elle était l’élément mauvais qui devait être sacrifié. Aujourd’hui aussi, nous voulons travailler pour nos semblables, mais seulement dans la mesure où nous trouvons dans ce travail notre plus grand avantage propre, ni plus ni moins. Il s’agit seulement de savoir ce qu’on entend par son avantage ; c’est justement l’individu non mûri, non développé, grossier, qui l’entendra de la façon la plus grossière.
96.
Morale et moral. — Être moral, avoir des mœurs, avoir de la vertu, cela veut dire pratiquer l’obéissance envers une loi et une tradition fondées depuis longtemps. Que l’on s’y soumette avec peine ou de bon cœur, c’est là chose longtemps indifférente ; il suffit qu’on le fasse. Celui qu’on appelle « bon » est enfin celui qui par nature, à la suite d’une longue hérédité, partant facilement et volontiers, agit conformément à la morale, quelle qu’elle soit (par exemple se venger, si se venger fait partie, comme chez les anciens Grecs, des bonnes mœurs). On l’appelle bon parce qu’il est bon « à quelque chose » ; or, comme la bienveillance, la pitié, les égards, la modération, et cetera, finissent, dans le changement des mœurs, par être toujours sentis comme « bons à quelque chose », comme utiles, c’est plus tard le bienveillant, le secourable qu’on nomme de préférence « bon ». (À l’origine, c’étaient d’autres espèces plus importantes d’utilité qui occupaient le premier plan.) Être méchant, c’est n’être « pas moral » (immoral), pratiquer l’immoralité, résister à la tradition, quelque raisonnable ou absurde qu’elle soit ; le dommage fait à la communauté (et au « prochain », qui y est compris) a d’ailleurs été, dans toutes les lois morales des diverses époques, ressenti principalement comme l’« immoralité » au sens propre, au point que, maintenant, le mot « méchant » nous fait tout d’abord penser au dommage volontaire fait au prochain et à la communauté. Ce n’est pas entre « égoïste » et « altruiste » qu’est la différence fondamentale qui a porté les hommes à distinguer le moral de l’immoral, le bon du mauvais, mais bien entre l’attachement à une tradition, à une loi, et la tendance à s’en affranchir. La manière dont la tradition a pris naissance est à ce point de vue indifférente ; c’est en tout cas sans égard au bien et au mal ou à quelque impératif immanent et catégorique, mais avant tout en vue de la conservation d’une communauté, d’une race, d’une association, d’un peuple ; tout usage superstitieux qui doit sa naissance à un accident interprété à faux, produit une tradition qu’il est moral de suivre ; s’en affranchir est en effet dangereux, plus nuisible encore à la communauté qu’à l’individu (parce que la divinité punit le sacrilège et toute violation de ses privilèges sur la communauté et par ce moyen seulement sur l’individu). Or, toute tradition devient continuellement plus respectable à mesure que l’origine s’en éloigne, qu’elle est plus oubliée ; le tribut de respect qu’on lui doit va s’accumulant de génération en génération, la tradition finit par devenir sacrée et inspirer de la vénération ; et ainsi la morale de la piété est une morale en tout cas beaucoup plus antique que celle qui demande des actions altruistes.
97.
Le plaisir dans la morale. — Une espèce importante de plaisir, et par là de source de la moralité, provient de l’habitude. On fait l’habituel plus aisément, mieux, partant plus volontiers, on en ressent un plaisir, et l’on sait par l’expérience que l’habituel a fait ses preuves, qu’il a donc une utilité ; Une coutume avec laquelle on peut vivre est démontrée salutaire, profitable, en opposition à toutes les tentatives neuves, non encore éprouvées. La coutume est, par suite, l’union de l’agréable et de l’utile, en outre elle n’exige aucune réflexion. Sitôt que l’homme peut exercer une contrainte, il l’exerce pour conserver et propager ses coutumes, car à ses yeux elles sont la sagesse garantie. De même une communauté d’individus contraint chaque élément isolé à une même coutume. On commet là cette faute de raisonnement : parce qu’on se trouve bien d’une coutume, ou du moins parce que par son moyen on conserve son existence, cette coutume est nécessaire, car elle passe pour la possibilité unique dont on peut se bien trouver ; le bien-être de la vie semble ne provenir que d’elle. Cette conception de l’habituel comme condition d’existence est poussée jusqu’aux plus petits détails de la coutume : comme l’intelligence de la causalité véritable est très réduite chez les peuples et les civilisations de niveau peu élevé, on aspire avec une crainte superstitieuse à ce que tout aille du même pas que soi ; même là où la coutume est pénible, dure, lourde, elle est conservée en vue de son utilité supérieure apparente. On ne sait pas que le même degré de bien-être peut exister avec d’autres coutumes, et que même on peut atteindre des degrés plus élevés. Mais ce dont on se rend bien compte, c’est que toutes les coutumes, fût-ce les plus dures, deviennent avec le temps plus agréables et plus douces, et que le régime le plus sévère peut se tourner en habitude et par là en plaisir.
98.
Plaisir et instinct social. — Par ses rapports avec d’autres hommes, l’homme acquiert une nouvelle espèce de plaisir, qui s’ajoute aux sentiments de plaisir qu’il tire de lui-même ; par là il étend considérablement le domaine du plaisir en général. Peut-être bien des éléments qui rentrent dans ce genre lui sont-ils venus par héritage des animaux, lesquels éprouvent évidemment du plaisir quand ils jouent ensemble, par exemple la mère avec ses petits. D’autre part, qu’on réfléchisse aux rapports sexuels, qui font que toute femme presque paraît intéressante à tout homme en vue du plaisir, et réciproquement. Le sentiment de plaisir fondé sur les rapports humains fait en général l’homme meilleur ; la joie commune, le plaisir pris ensemble sont accrus ; ils donnent à l’individu de la sécurité, le rendent de meilleure humeur, dissolvent la méfiance, l’envie ; car on se sent mieux soi-même et l’on voit les autres se sentir mieux pareillement. Les manifestations de plaisir similaires éveillent l’image de la sympathie, le sentiment d’être des semblables : c’est ce que font aussi les souffrances communes, les mêmes orages, les mêmes dangers, les mêmes ennemis. C’est là-dessus sans doute que se fonde la plus ancienne association : elle a le sens d’une délivrance et d’une protection commune contre un déplaisir qui menace, au profit de chaque individu. Et de cette façon l’instinct social naît du plaisir.
99.
Ce qu’il y a d’innocence dans les actions dites méchantes. — Toutes les « méchantes » actions sont motivées par l’instinct de la conservation ou, plus exactement encore, par l’aspiration au plaisir et la fuite du déplaisir chez l’individu ; or, étant ainsi motivées, elles ne sont pas méchantes. « Faire du chagrin en soi » n’existe pas, en dehors du cerveau des philosophes, aussi peu que « faire du plaisir en soi » (la pitié au sens de Schopenhauer). Dans la condition sociale antérieure à l’État, nous tuons l’être, singe ou homme, qui veut prendre avant nous un fruit de l’arbre, juste quand nous avons faim et courons vers l’arbre : c’est ce que nous ferions encore de l’animal en voyageant dans des contrées sauvages. — Les mauvaises actions qui nous indignent aujourd’hui le plus reposent sur cette erreur, que l’homme qui les commet à notre égard aurait son libre arbitre : que par conséquent il aurait dépendu de son bon plaisir de ne pas nous faire ce tort. Cette croyance au bon plaisir éveille la haine, le plaisir de la vengeance, la malice, la perversion entière de l’imagination, au lieu que nous nous fâchons beaucoup moins contre un animal, parce que nous le considérons comme irresponsable. Faire du mal, non par instinct de conservation, mais par représailles — est la conséquence d’un jugement erroné, et par cela même également innocent. L’individu peut, dans les conditions sociales antérieures à l’État, traiter d’autres êtres avec dureté et cruauté pour les effrayer ; c’est qu’il veut assurer son existence par ces preuves effrayantes de sa puissance. Ainsi agit le violent, le puissant, le fondateur d’État primitif qui se soumet les plus faibles. Il en a le droit, comme l’État le prend encore aujourd’hui ; ou, pour mieux dire, il n’y a point de droit qui puisse l’empêcher. La première condition pour que s’établisse le terrain de toute moralité, c’est qu’un individu plus fort ou un individu collectif, par exemple la société, l’État, soumette les individus, par conséquent les tire de leur isolement et les réunisse en un lien commun. La moralité ne vient qu’après la contrainte, bien plus, elle est elle-même quelque temps encore une contrainte à laquelle on s’attache pour éviter le déplaisir. Plus tard, elle devient une coutume, plus tard encore une libre obéissance, enfin presque un instinct : alors elle est, comme tout ce qui est dès longtemps habituel et naturel, liée à du plaisir — et elle prend le nom de vertu.
100.
Pudeur. — La pudeur existe partout où il y a un « mystère » ; or c’est là une conception religieuse qui avait, aux plus anciens temps de la civilisation humaine, une grande extension. Partout il y avait des domaines limités, dont le droit divin interdisait l’accès, sauf sous certaines conditions : c’était tout d’abord une interdiction toute locale, en ce sens que certains emplacements ne pouvaient être foulés par le pied des profanes et que, dans leur voisinage, ceux-ci ressentaient épouvante et inquiétude. Ce sentiment fut de diverses façons transporté à d’autres objets, par exemple aux rapports sexuels, qui, étant un privilège et un adyton de l’âge plus mûr, devaient être soustraits aux regards de la jeunesse, pour son bien : la garde de ces rapports et leur sanctification étaient l’affaire de plusieurs divinités qui étaient censées placées en sentinelles dans l’appartement nuptial. (En langue turque, cet appartement s’appelle par cette raison Harem, « sanctuaire, » et par conséquent est désigné par le nom usité pour les portiques des mosquées). C’est ainsi que la royauté, centre d’où rayonne la puissance et l’éclat, est pour le sujet un mystère plein de secret et de pudeur : effet dont bien des restes se font encore sentir aujourd’hui chez des peuples qui ne comptent pas d’ailleurs parmi les pudiques. De même le monde entier des états intérieurs, ce qu’on appelle l’« âme », est actuellement encore un mystère pour tous les non-philosophes, à la suite de ce que, pendant un temps infini, il fut cru digne d’une origine divine, de relations avec la divinité : il est par suite un adyton et éveille la pudeur.
101.
Ne jugez point. — On doit se garder, en considérant des époques anciennes, de s’engager dans un blâme injuste. L’injustice dans l’esclavage, la cruauté dans la sujétion de personnes et de peuples ne doivent pas se mesurer à notre mesure. Car en ce temps-là l’instinct de la justice n’était pas aussi développé. Qui osera reprocher au Genevois Calvin d’avoir fait brûler le médecin Servet ? Ce fut une action logique, qui découlait de ses convictions, et de même l’Inquisition avait sa justification. Qu’est-ce au reste que le supplice d’un seul homme en comparaison des éternels supplices de l’enfer pour presque tous ? Et cependant cette conception régnait alors par le monde entier, sans que l’horreur bien plus grande en fît un mal essentiel à l’idée d’un Dieu. Chez nous aussi, des sectaires politiques sont traités d’une manière dure et cruelle, mais étant accoutumés à croire à la nécessité de l’État, on ne sent pas en ce cas les cruautés autant que dans ceux où les conceptions nous répugnent. La cruauté envers les animaux qu’on trouve chez les enfants et chez les Italiens se ramène au défaut d’intelligence ; l’animal a été, particulièrement dans l’intérêt de la théorie cléricale, rejeté trop loin derrière l’homme. — Ce qui adoucit encore beaucoup d’horreurs et d’inhumanités dans l’histoire, auxquelles l’on voudrait à peine ajouter foi, c’est cette considération que l’ordonnateur et l’exécuteur sont des personnages différents : le premier n’a pas la vue du fait, ni par conséquent la forte impression sur l’imagination, le second obéit à un supérieur et se sent irresponsable. La plupart des princes et des chefs militaires font aisément, par le manque d’imagination, l’effet d’hommes cruels et durs sans l’être. — L’Égoïsme n’est pas méchant, parce que l’idée du « prochain » — le mot est d’origine chrétienne et ne correspond pas à la réalité — est en nous très faible ; et nous nous sentons libres et irresponsables envers lui presque comme envers la plante et la pierre. La souffrance d’autrui est chose qui doit s’apprendre : et jamais elle ne peut être apprise pleinement.
102.
« L’homme agit toujours bien… » — Nous ne nous plaignons pas de la Nature comme d’un être immoral, quand elle nous envoie un orage et nous mouille : pourquoi nommons-nous immoral l’homme qui nuit ? Parce que nous admettons ici une volonté libre s’exerçant arbitrairement, là une nécessité. Mais cette distinction est une erreur. En outre : il est des circonstances où nous n’appelons pas immoral même celui qui nuit intentionnellement ; on n’a pas de scrupule, par exemple, à tuer intentionnellement une mouche, simplement parce que son chant nous déplaît, on punit intentionnellement le criminel et on le fait souffrir, pour nous garantir, nous et la Société. Dans le premier cas, c’est l’individu qui, pour se conserver ou même pour ne point prendre de déplaisir, fait souffrir intentionnellement : dans le second, c’est l’État. Toute morale admet le mal fait intentionnellement dans le cas de légitime défense : c’est-à-dire quand il s’agit de l’instinct de conservation ! Mais ces deux points de vue suffisent à expliquer toutes les mauvaises actions faites par des hommes contre des hommes : on veut se procurer du plaisir ou s’éviter de la peine ; dans l’un comme dans l’autre sens, il s’agit toujours de l’instinct de conservation. Socrate et Platon ont raison : quoi que l’homme fasse, il fait toujours le bien, c’est-à-dire ce qui lui semble bon (utile), selon son degré d’intelligence, l’étiage actuel de son raisonnement.
Remerciements
Le téléchargement de cet épisode et la transcription complète sont disponibles sur www.odiolab.ch/series/entre-ombres-et-lumiere/
Merci à Wikisource pour la mise à disposition du texte traduit de l’allemand, et à Wikipedia pour la mise à disposition de l’illustration.