Selon Friedrich Nietzsche lui-même « Humain, trop humain […] est le monument commémoratif d’une crise. Je l’ai intitulé : un livre pour les esprits libres, et presque chacune de ses phrases exprime une victoire ; en l’écrivant, je me suis débarrassé de tout ce qu’il y avait en moi d’étranger à ma vraie nature. Tout idéalisme m’est étranger. Le titre de mon livre veut dire ceci : là où vous voyez des choses idéales, moi je vois… des choses humaines, hélas ! trop humaines ! […] On trouvera ce livre sage, posé, parfois dur et ironique. »
Dans ce 3e épisode, écouter ces passages du livre ‘Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres’ de l’auteur apatride Friedrich Nietzsche:
– CHAPITRE PREMIER : des choses premières et dernières (sections 23 à 34)
– CHAPITRE II : pour servir à l’histoire des sentiments moraux (sections 35 à 36)
Transcription ci-dessous:
CHAPITRE PREMIER : DES CHOSES PREMIÈRES ET DERNIÈRES
23.
Âge de la comparaison. — Moins les hommes sont enchaînés par l’hérédité, plus grand devient, le mouvement intérieur de leurs motifs, plus grande à son tour, par correspondance, l’agitation extérieure, la pénétration réciproque des hommes, la polyphonie des efforts. Pour qui y a-t-il actuellement encore une obligation stricte de se lier, lui et sa descendance, à une localité ? Pour qui y a-t -il, d’une façon générale, encore quelque lien étroit ? De même que tous les styles d’art sont imités les uns à côté des autres, de même aussi tous les degrés et les genres de moralité, de coutumes, de civilisations. — Une pareille époque tient sa signification de ce qu’en elle les diverses conceptions du monde, coutumes, civilisations, peuvent être comparées et vécues les unes à côté des autres ; ce qui jadis, lors de la domination toujours localisée de chaque civilisation, n’était pas possible, par suite du rattachement de tous les genres de style artistique au lieu et au temps. Aujourd’hui un accroissement du sentiment esthétique décidera définitivement entre tant de formes qui s’offrent à la comparaison : elle laissera périr la plupart — à savoir toutes celles qui seront repoussées par ce sentiment. De même il y a lieu maintenant à un choix dans les formes et les habitudes de la moralité supérieure, dont le but ne peut être autre que l’anéantissement des moralités inférieures. C’est l’âge de la comparaison ! C’est son orgueil, — mais fort justement aussi son malheur. Ne nous effrayons pas de ce malheur ! Faisons-nous plutôt du devoir que nous impose cet âge une idée aussi grande que nous le pouvons : ainsi la postérité nous bénira, — une postérité qui se saura aussi supérieure aux civilisations originales de peuples fermées qu’à la civilisation de la comparaison, mais regardera avec reconnaissance les deux sortes de civilisation comme de respectables antiquités.
24.
Possibilité du progrès. — Quand un savant de culture ancienne jure de ne plus fréquenter des hommes qui croient au progrès, il a raison. Car la culture ancienne a derrière elle sa grandeur et son bien et l’éducation historique contraint l’individu à confesser que jamais elle ne reprendra sa fraîcheur ; il faut une hébétude d’esprit intolérable ou bien un insupportable parti-pris pour le nier. Mais les hommes peuvent décider en toute conscience de se développer dorénavant pour une culture nouvelle, tandis qu’auparavant c’est inconsciemment et au hasard qu’ils se développaient : ils peuvent maintenant créer des conditions meilleures pour la production des hommes, leur alimentation, leur éducation, leur instruction, organiser économiquement l’ensemble de la terre, peser et ordonner les forces des hommes en général les unes à l’égard des autres. Cette nouvelle culture consciente tue l’ancienne, qui, considérée dans son ensemble, a mené une vie inconsciente de bête et de végétal ; elle tue aussi la défiance envers le progrès, — il est possible. Je veux dire : c’est un jugement précipité et dénué presque de sens, de croire que le progrès doive nécessairement réussir ; mais comment pourrait-on nier qu’il soit possible ? Au contraire, un progrès dans le sens et par la route de la culture ancienne n’est même pas concevable. La fantaisie romantique a beau toujours employer le mot « progrès », en parlant de ses fins (p. ex. des civilisations des peuples originales et déterminées) : en tout cas elle en emprunte l’image au passé ; sa pensée et sa conception sont dans ce domaine sans aucune originalité.
25.
Morale privée et morale universelle. — Depuis qu’a cessé la croyance qu’un Dieu dirige dans l’ensemble les destinées du monde et, en dépit de toutes les courbes sur le chemin de l’humanité, les conduise en maître jusqu’au bout, les hommes doivent se proposer des fins œcuméniques, qui embrassent toute la terre. La vieille morale, entre autres celle de Kant, réclame de chaque individu des actions qu’il désirerait de tous les hommes : c’était là une belle chose naïve ; comme si chacun savait sans plus quel genre d’action assure à l’ensemble de l’humanité le bien-être, par conséquent quelles actions, d’une façon générale, méritent d’être désirées ; c’est une théorie analogue à celle du libre-échange, posant en principe que l’harmonie générale doit se produire d’elle-même d’après des lois innées d’amélioration. Peut-être une vue d’avenir sur les besoins de l’humanité ne fait-elle pas du tout apparaître comme à désirer que tous les hommes accomplissent des actes semblables, peut-être devrait-on plutôt, dans l’intérêt de fins œcuméniques pour toute l’étendue de l’humanité, proposer des devoirs spéciaux, peut-être, dans certaines circonstances, mauvais. — Dans tous les cas, si l’humanité ne doit pas, par un tel gouvernement conscient de soi-même, marcher à sa perte, il faut d’abord que soit trouvée une connaissance des conditions de la civilisation supérieure à tous les degrés atteints jusqu’ici. En cela réside l’immense devoir des grands esprits du prochain siècle.
26.
La réaction comme progrès. — Parfois apparaissent des esprits escarpés, violents et entraînants, mais malgré tout arriérés, qui par des conjurations évoquent une fois encore une phase passée de l’humanité : ils servent de preuve que les tendances nouvelles, contre lesquelles ils agissent, ne sont pas encore suffisamment fortes, qu’il leur manque quelque chose : autrement elles tiendraient mieux tête à ces évocateurs. Ainsi la Réforme de Luther témoigne, par exemple, que, dans son siècle, tous les sentiments naissants de liberté de l’esprit étaient encore peu surs, tendres, juvéniles ; la science ne pouvait pas encore élever leur tête ; oui, l’ensemble de la Renaissance apparaît comme un premier printemps, qui sera presque anéanti sous la neige. Mais dans le présent siècle aussi, la métaphysique de Schopenhauer a prouvé qu’actuellement encore l’esprit scientifique n’est pas suffisamment fort : c’est ainsi que toute la conception du monde et l’idée de l’humanité moyen-âgeuse et chrétienne a pu célébrer encore une fois, dans la théorie de Schopenhauer, malgré l’anéantissement dès longtemps achevé de tous les dogmes chrétiens, une résurrection. Beaucoup de science se fait entendre dans sa théorie, mais ce qui la domine n’est pas la science, mais le vieux « besoin métaphysique » bien connu. C’est assurément l’un des plus grands avantages, et tout à fait inappréciables, que nous tirons de Schopenhauer, qu’il force notre sentiment à reculer pour quelque temps dans des genres de conceptions du monde et de l’homme, vieilles et puissantes, auxquelles nul chemin d’ailleurs ne nous conduirait si facilement. Le gain pour l’histoire et la justice est très grand : je crois qu’aujourd’hui personne ne réussirait aisément, sans le secours de Schopenhauer, à rendre justice au christianisme et à ses frères asiatiques : chose impossible entre autres sur le terrain du christianisme encore existant. Ce n’est qu’après ce grand succès de la justice, après avoir corrigé la conception historique que l’âge des lumières menait avec soi, sur un point si essentiel, qu’il nous est permis de porter de nouveau plus loin la bannière des lumières — la bannière à trois noms : Pétrarque, Érasme, Voltaire. Nous avons fait de la réaction un progrès.
27.
Succédané de la religion. — On croit faire honneur à la philosophie en la représentant comme un succédané de la religion pour le peuple. Par le fait, il est besoin occasionnellement, dans l’économie spirituelle, d’un ordre de pensée intermédiaire ; ainsi le passage de la religion à la conception scientifique est un saut violent, périlleux, quelque chose à déconseiller. En ce sens, il y a de la raison dans cet éloge. Mais enfin on devrait bien apprendre aussi que les besoins auxquels satisfait la religion et auxquels maintenant la philosophie doit satisfaire ne sont pas immuables ; même par elle, on peut les affaiblir et les expulser. Qu’on songe par exemple à la misère de l’âme chrétienne, aux gémissements sur la corruption intérieure, au souci du salut, — toutes conceptions qui ne dérivent que d’erreurs de la raison et ne méritent absolument pas de satisfaction, mais la destruction. Une philosophie peut servir en ces deux sens, ou qu’elle aussi satisfasse à ces besoins, ou qu’elle les écarte, car ce sont des besoins appris, limités dans le temps, qui reposent sur des hypothèses opposées à celles de la science. Ce qui doit être utilisé ici pour faire une transition, c’est bien plutôt l’art, en vue de donner un soulagement à la conscience surchargée de sensations ; car par lui, ces conceptions seront bien moins entretenues que par la philosophie métaphysique. De l’art on peut ensuite plus facilement passer à une science philosophique véritablement libératrice.
28.
Termes décriés. — À bas les termes, usés jusqu’au dégoût, d’Optimisme et de Pessimisme ! Car le motif de les employer manque de jour en jour davantage ; aux seuls bavards aujourd’hui ils sont encore inévitablement nécessaires. Car pour quel motif au monde quelqu’un serait-il encore optimiste, s’il n’a plus à faire l’apologie d’un Dieu, qui doit avoir créé le meilleur des mondes, du moment qu’il est lui-même le bon et le parfait, — mais quel être pensant a besoin encore de l’hypothèse d’un Dieu ? — Or, on n’a plus le moindre motif d’une profession de foi pessimiste, si l’on n’a pas intérêt à vexer les avocats de Dieu, les théologiens ou les philosophes théologisants et à exposer fortement l’affirmation contraire : que le mal gouverne, que la peine est plus grande que le plaisir, que le monde est un bousillage, l’apparition à la vie d’une méchante volonté. Mais qui s’inquiète encore aujourd’hui de théologiens — en dehors des théologiens ? — Abstraction faite de toute théologie et de la guerre contre elle, il va de soi que le monde n’est pas bon et n’est pas mauvais, bien éloigné d’être le meilleur ou le pire, et que ces idées de « bon » et de « mauvais » n’ont de sens que, par rapport au sens des hommes, et là même peut-être, à la manière dont ils sont employés, d’ordinaire ne sont pas justifiés : la conception du monde injurieuse ou panégyriste est chose à laquelle il nous faut en tout cas renoncer.
29.
Enivré du parfum des fleurs. — Le vaisseau de l’humanité, pense-t-on, a un tirage toujours plus fort, à mesure qu’il est plus chargé ; on croit que plus la pensée de l’homme est profonde, plus son sentiment est tendre, plus l’estime qu’il fait de soi est élevée, plus est grand son éloignement des autres animaux, — plus il apparaît comme le génie parmi les bêtes, — plus il se rapproche de l’essence réelle du monde et de sa connaissance ; c’est bien ce qu’il fait en réalité par la science, mais il croit le faire plus encore par ses religions et ses arts. Elles sont bien, il est vrai, une floraison du monde, mais qui n’est absolument pas plus proche de la racine du monde que ne l’est la tige : on ne peut du tout tirer d’elles une meilleure intelligence de l’essence des choses, quoique presque chacun le croie. L’erreur a fait l’homme assez profond, tendre, créateur, pour en faire venir une fleur telle que sont les religions et les arts. La pure connaissance eût été hors d’état de le faire. Qui nous dévoilerait l’essence du monde, nous donnerait à tous la plus fâcheuse désillusion. Ce n’est pas le monde comme chose en soi, mais le monde comme représentation (comme erreur), qui est si riche de sens, si profond, si merveilleux, portant dans son sein bonheur et malheur. Ce résultat conduit à une philosophie de négation logique du monde : laquelle du reste peut s’unir aussi bien à une affirmation pratique du monde qu’à son contraire.
30.
Mauvaises habitudes de raisonnement. — Les conclusions erronées les plus habituelles à l’homme sont celles-ci : une chose existe, elle a une légitimité. En ce cas l’on infère de la capacité de vivre à l’adaptation à une fin, de l’adaptation à une fin à sa légitimité. Ensuite : une opinion est bienfaisante, donc elle est vraie ; l’effet en est bon, donc elle est elle-même bonne et vraie. En ce cas l’on applique à l’effet le prédicat : bienfaisant, bon, au sens d’utile, et l’on dote alors la cause du même prédicat : bon, mais ici au sens de valable logiquement. La réciproque de ces propositions est : une chose ne peut pas s’imposer, se maintenir, donc elle est injuste ; une opinion tourmente, excite, donc elle est fausse. L’esprit libre, qui n’apprend à connaître que trop fréquemment ce qu’a de vicieux cette façon de raisonner et à souffrir de ses conséquences, cède souvent à la tentation séduisante de faire les déductions contraires, qui d’une manière générale sont naturellement aussi erronées : une chose ne peut pas s’imposer, donc elle est bonne ; une opinion cause de la détresse, de l’inquiétude, donc elle est vraie.
31.
L’illogique nécessaire. — Entre les choses qui peuvent porter un penseur au désespoir, il faut compter le fait de reconnaître que l’illogique est nécessaire aux hommes et que de l’illogique prend naissance beaucoup de bien. Il est si solidement ancré dans les passions, dans le langage, dans l’art, dans la religion, et généralement dans tout ce qui prête du prix à la vie, que l’on ne peut l’en retirer sans porter ainsi à ces belles choses un incurable préjudice. Seuls des hommes par trop naïfs peuvent croire que la nature de l’homme puisse être changée en une nature purement logique ; mais s’il devait y avoir des degrés d’approche vers le but, quelles pertes ne ferait-on pas sur ce chemin ! Même l’homme le plus raisonnable a besoin de temps en temps de retourner à la nature, c’est-à-dire à sa relation fondamentale illogique avec toutes choses.
32.
Injustice nécessaire. — Tous les jugements sur le prix de la vie sont développés illogiquement, et par là injustes. L’inexactitude du jugement réside premièrement dans la manière dont se présentent les matières, à savoir très incomplètement ; deuxièmement dans la manière dont la somme en est faite, et troisièmement en ce que chaque pièce isolée de ces matières est à son tour le résultat d’une connaissance inexacte, et cela de toute nécessité. Aucune expérience, par exemple, touchant un homme, fût-il même le plus proche de nous, ne peut être complète, en sorte que nous eussions un droit logique à en faire une appréciation d’ensemble ; toutes les appréciations sont hâtives et doivent l’être. Enfin l’unité qui nous sert de mesure, notre être, n’est pas une grandeur invariable, nous avons des tendances et des fluctuations, et cependant nous devrions nous connaître nous-mêmes pour une unité fixe, pour faire du rapport de quelque chose à nous une appréciation juste. Peut-être suivra-t-il de tout cela que l’on ne devrait pas juger du tout ; si seulement l’on pouvait vivre sans faire d’appréciations, sans avoir d’inclination et d’aversion ! — car toute aversion est liée à une appréciation, aussi bien que toute inclination. Une impulsion à s’approcher de quelque chose ou à se détourner de quelque chose, sans un sentiment de vouloir l’avantageux, d’éviter Le nuisible, une impulsion sans une sorte d’appréciation par la connaissance touchant la valeur du but, n’existe pas chez l’homme. Nous sommes par destination des êtres illogiques et partant injustes, et nous pouvons le reconnaître : c’est là une des plus grandes et des plus insolubles désharmonies de l’existence.
33.
L’erreur sur la vie, nécessaire à la vie. — Toute croyance au prix et à la dignité de la vie repose sur une pensée inexacte ; elle est possible seulement parce que la sympathie pour la vie et les souffrances d’ensemble de l’humanité est très faiblement développée dans l’individu. Même les rares hommes dont les pensées s’élèvent en général au-dessus d’eux-mêmes n’embrassent pas du regard cette vie d’ensemble, mais seulement des parties limitées. Si l’on est capable de diriger son observation sur des exceptions, je veux dire sur les grands talents et les âmes pures, si l’on prend leur production pour but de toute l’évolution de l’univers et que l’on prenne plaisir à leur action, on peut alors croire au prix de la vie, parce qu’on ne prend pas alors en considération les autres hommes : ainsi l’on pense inexactement. Et de même, si l’on embrasse du regard, à la vérité, tous les hommes, mais qu’on n’attache d’importance en eux qu’à une espèce d’instincts, aux moins égoïstes, et qu’on les justifie à l’égard des autres instincts ; alors encore une fois on peut espérer quelque chose de l’humanité dans son ensemble et, dans cette mesure, croire au prix de la vie : c’est ainsi, en ce cas encore, par l’inexactitude de la pensée. Mais que l’on se comporte d’une manière ou d’une autre, on est par cette manière une exception parmi les hommes. Or, la grande majorité des hommes précisément supportent la vie sans se plaindre trop fort, et croient ainsi au prix de l’existence, mais c’est justement parce que chacun ne veut et n’affirme que soi et ne sort pas de lui-même comme ces exceptions : tout ce qui n’est pas personnel est pour eux inaperçu ou aperçu tout au plus comme une ombre faible. Ainsi là-dessus seulement repose le prix de la vie pour l’homme ordinaire, commun, qu’il attribue plus d’importance à soi qu’au monde. Le grand manque d’imagination dont il souffre fait qu’il ne peut pénétrer par le sentiment dans d’autres êtres et par là prend aussi peu que possible de part à leur sort et à leurs souffrances. Celui au contraire qui pourrait véritablement y prendre part, devrait désespérer du prix de la vie ; s’il réussissait à comprendre et à sentir en soi la conscience totale de l’humanité, il éclaterait en malédiction contre l’existence, car l’humanité n’a dans l’ensemble aucun but, et conséquemment l’homme, en examinant sa marche totale, ne peut y trouver sa consolation, son repos, mais sa désespérance. S’il considère dans tout ce qu’il fait l’absence finale de but pour les hommes, sa propre action prend à ses yeux le caractère de la prodigalité. Mais se sentir en tant qu’humanité (et non seulement qu’individu) prodigué tout de même que nous voyons les fleurs isolées prodiguées par la nature, est un sentiment au-dessus de tous les sentiments. — Qui en est d’ailleurs capable ? Assurément un poète seul : et les poètes savent toujours se consoler.
34.
Pour tranquilliser. — Mais notre philosophie ne devient-elle pas ainsi une tragédie ? La Vérité n’est elle pas hostile à la vie, au mieux ? Une question semble peser sur notre langue et cependant ne pas vouloir être énoncée : si l’on peut consciemment rester dans la contre-vérité ? ou bien, au cas où il faudrait le faire, si la mort n’est pas alors préférable ? Car il n’y a plus de devoir ; la morale, en tant qu’elle était un devoir, est en effet, par notre genre de considération, aussi bien anéantie que la religion. La connaissance ne peut laisser subsister comme motifs que plaisir et peine, utilité et dom-mage : mais comment ces motifs s’arrangeront-ils avec le sens de la vérité ? Eux aussi touchent bien aux erreurs (puisque, comme il a été dit, ce sont la sympathie et l’aversion et toutes leurs mesures très injustes qui déterminent essentiellement le plaisir et la peine). Toute la vie humaine est profondément enfoncée dans la contre-vérité ; l’individu ne peut la tirer de ce puits, sans prendre en aversion en même temps son passé jusqu’au fond, sans trouver ses motifs présents, comme ceux de l’honneur, dépourvus de rime et de raison, sans opposer aux passions qui poussent à l’avenir et à un bonheur dans l’avenir, la raillerie et le mépris. Est-il vrai qu’il ne reste plus qu’une seule manière de voir, qui traîne après soi comme conclusion personnelle le désespoir, comme conclusion théorique la dissolution, la séparation, l’anéantissement de soi-même ? Je crois que le coup décisif touchant l’action finale de la connaissance sera donné par le tempérament d’un homme ; je pourrais, aussi bien que l’effet décrit et possible dans des natures isolées, en imaginer un autre en vertu duquel naîtrait une vie beaucoup plus simple, plus pure de passions que n’est l’actuelle : si bien que, d’abord il est vrai, les anciens motifs de désir violent auraient encore de la force, par suite d’une habitude héréditaire, mais peu à peu, sous l’influence de la connaissance purificatrice, se feraient plus faibles. On vivrait enfin parmi les hommes et avec soi comme dans la nature, sans louanges, reproches, enthousiasme, se repaissant comme d’un spectacle de beaucoup de choses dont jusque-là on ne pouvait avoir que peur. On serait débarrassé de l’emphase et l’on ne sentirait plus l’aiguillon de cette pensée, que l’on n’est pas seulement nature ou qu’on est plus que nature. À la vérité il y faudrait, comme j’ai dit, un bon tempérament, une âme assurée, douce et au fond joyeuse, une disposition qui n’aurait pas besoin d’être sur ses gardes contre les secousses et les éclats soudains et qui, dans ses manifestations, n’aurait rien du ton grondeur et de la mine hargneuse, — odieux caractères, comme on sait, des vieux chiens et des hommes qui sont longtemps restés à la chaîne. Au contraire, un homme affranchi des liens accoutumés de la vie à tel point qu’il ne continue à vivre qu’en vue de devenir toujours meilleur, doit renoncer, sans envie ni dépit, à beaucoup, voire presque au tout, de ce qui a du prix chez les autres hommes ; il doit être satisfait comme de la situation la plus souhaitable, de planer ainsi librement, sans crainte, au-dessus des hommes, des mœurs, des lois et des appréciations traditionnelles des choses. Il aime à communiquer le contentement que lui donne cette situation et il peut n’avoir rien d’autre à communiquer — en quoi il y a plutôt, il est vrai, une privation, une abdication. Mais si, malgré tout, l’on veut plus de lui, il renverra d’un hochement de tête bienveillant à son frère, le libre homme d’action, sans peut-être celer un peu de raillerie, car cette « liberté » là est chose toute particulière.
CHAPITRE II : POUR SERVIR À L’HISTOIRE DES SENTIMENTS MORAUX
35.
Avantages de l’observation psychologique. — Que la réflexion sur l’humain, trop humain, — ou comme dit l’expression technique : l’observation psychologique — fait partie des moyens qui permettent de se rendre plus léger le fardeau de la vie ; que l’exercice de cet art procurait présence d’esprit dans des situations difficiles et distraction au milieu d’un entourage ennuyeux ; que même on peut, des traits les plus épineux et les plus désagréables de sa propre vie, tirer des maximes et s’en trouver un peu mieux : c’est ce qu’on croyait, ce qu’on savait — aux siècles précédents. Pourquoi est-ce oublié de notre siècle, où, du moins en Allemagne, et même en Europe, la pauvreté d’observation psychologique se trahirait à bien des signes, si seulement il y avait des gens aux yeux de qui elle pût se trahir ? Ce n’est pas dans le roman, la nouvelle, et les études philosophiques, — elles sont l’œuvre d’hommes exceptionnels ; c’est déjà davantage dans les jugements portés sur les événements et les personnalités publiques : mais où manque avant tout l’art de l’analyse et du calcul psychologique, c’est dans la société de toutes conditions, où l’on parle bien des hommes, mais pas du tout de l’homme. Pourquoi laisse-t-on échapper la plus riche et la plus innocente matière d’entretien ? Pourquoi ne lit-on plus jamais les grands maîtres de la maxime psychologique ? — car, soit dit sans aucune exagération, l’homme cultivé qui a lu La Rochefoucauld et ses parents en esprit et en art, est rare à trouver en Europe ; et plus rare encore de beaucoup celui qui les connaît et ne les dédaigne pas. Mais il est probable que même ce lecteur exceptionnel y prendra moins de plaisir que ne lui en devrait donner la forme de ces artistes ; car même le cerveau le plus fin n’est pas capable d’apprécier suffisamment l’art d’aiguiser une maxime, s’il n’y a pas lui-même été élevé, s’il ne s’y est pas essayé. On prend, faute de cette éducation pratique, cette invention et cette mise en forme pour plus facile qu’elle n’est, on n’en ressent pas avec assez d’acuité la réussite et l’attrait. C’est pourquoi les lecteurs actuels de maximes n’y prennent qu’une jouissance relativement insignifiante, à peine assez de saveur.pour remplir la bouche, en sorte qu’il en va pour eux comme d’ordinaire pour ceux qui examinent des camées : ce sont des gens qui jouent parce qu’ils ne savent pas aimer[1], prompts à l’admiration, mais plus prompts encore à la fuite.
36.
Objection. — Ou bien faudrait-il décompter avec cette proposition, que l’observation psychologique fait partie des moyens d’attrait, de salut et d’allégement de l’existence ? Faudrait-il dire qu’on s’est assez convaincu des conséquences fâcheuses de cet art, pour en détourner à dessein le regard de ceux qui font leur éducation ? En effet, une certaine foi aveugle en la bonté de la nature humaine, une répugnance enracinée envers la décomposition des actions humaines, une sorte de pudeur à l’égard de la mise à nu des âmes, pourraient être réellement des choses plus désirables pour la félicité totale d’un homme que cette qualité, avantageuse dans des cas particuliers, de la pénétration psychologique ; et peut-être la croyance au bien, aux hommes et aux actes vertueux, à une plénitude de bien-être impersonnel dans le monde, a-t-elle fait les hommes meilleurs, en ce sens qu’elle les faisait moins défiants. Si l’on imite avec enthousiasme les héros de Plutarque et que l’on ressente une répugnance à rechercher d’un air de doute les motifs de leurs actions, ce n’est pas, il est vrai, la vérité, mais la bonne marche de la société humaine qui y trouve son compte : l’erreur psychologique, et généralement la grossièreté en ces matières, aide l’humanité à aller en avant, tandis que la connaissance de la vérité gagne toujours de plus en plus par la force excitante d’une hypothèse que La Rochefoucauld exposait ainsi dans la première édition de ses Sentences et maximes morales : « Ce que le monde nomme vertu n’est d’ordinaire qu’un fantôme formé par nos passions, à qui on donne un nom honnête pour faire impunément ce qu’on veut. » La Rochefoucauld et les autres maîtres français en l’examen des âmes (auxquels s’est récemment adjoint encore un Allemand, l’auteur des Observations psychologiques[2], ressemblent à d’adroits tireurs, qui mettent toujours et toujours dans le noir, — mais dans le noir de la nature humaine. Leur art excite l’étonnement, mais enfin un spectateur qui n’est pas conduit par l’esprit scientifique, mais par un dessein de philanthropie, maudit un art qui semble implanter dans les âmes le goût du rabaissement et de la suspicion de l’homme.
Remerciements
Le téléchargement de cet épisode et la transcription complète sont disponibles sur www.odiolab.ch/series/entre-ombres-et-lumiere/
Merci à Wikisource pour la mise à disposition du texte traduit de l’allemand, et à Wikipedia pour la mise à disposition de l’illustration.