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Entre Ombres et Lumière – Friedrich Nietzsche dans ‘Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres’ (EP1)

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Entre Ombres et Lumière
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Entre Ombres et Lumière - Friedrich Nietzsche dans 'Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres' (EP1)
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Selon Friedrich Nietzsche lui-même « Humain, trop humain […] est le monument commémoratif d’une crise. Je l’ai intitulé : un livre pour les esprits libres, et presque chacune de ses phrases exprime une victoire ; en l’écrivant, je me suis débarrassé de tout ce qu’il y avait en moi d’étranger à ma vraie nature. Tout idéalisme m’est étranger. Le titre de mon livre veut dire ceci : là où vous voyez des choses idéales, moi je vois… des choses humaines, hélas ! trop humaines ! […] On trouvera ce livre sage, posé, parfois dur et ironique. »

Cet ouvrage marque une rupture dans la vie de Nietzsche. Gravement atteint dans sa santé, des problèmes d’yeux le laissent presque aveugle. Il fut ainsi aidé par Heinrich Köselitz pour sa rédaction, plus connu sous le pseudonyme de Peter Gast. De ses difficultés, Nietzsche tire une force particulière qui marque sa philosophie de la vie : la santé n’est pas l’absence de maladie mais la capacité à la surmonter.

Dans ce 1er épisode, écouter ces passages du livre ‘Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres’ de l’auteur apatride Friedrich Nietzsche, alors professeur de philologie à l’université de Bâle:

– PRÉFACE
– CHAPITRE PREMIER : des choses premières et dernières (sections 1 à 6)


Transcription ci-dessous:

PRÉFACE
I.

On m’a assez souvent, et toujours avec une profonde surprise, déclaré qu’il y avait quelque chose de commun et de caractéristique dans tous mes ouvrages, depuis la Naissance de la tragédie jusqu’au dernier publié, le Prélude à une philosophie de l’avenir : ils contenaient tous, m’a-t-on dit, des lacs et des rets pour des oiseaux imprudents, et presque continuellement une provocation latente au renversement de toutes les estimations habituelles et de toutes les habitudes estimées. Quoi ? tout ne serait — qu’humain, trop humain ? C’est avec ce soupir qu’on sortait, dit-on, de mes ouvrages, non sans une sorte d’horreur et de méfiance même à l’égard de la morale ; bien plus, pas mal disposé et encouragé à se faire une fois le défenseur des pires choses : comme si peut-être elles n’étaient que les plus calomniées ? On a nommé mes livres une école de soupçon, plus encore, de mépris, heureusement aussi de courage, voire de témérité. En fait, je ne crois pas moi-même que personne ait jamais considéré le monde avec un soupçon aussi profond, et non seulement en avocat du diable à l’occasion, mais aussi bien, pour employer le langage théologique, en ennemi et en partie de Dieu : et qui sait deviner quelque chose des conséquences qu’enveloppe tout soupçon profond, quelque chose des frissons et des angoisses de la solitude, auxquels toute absolue différence de vue condamne celui qui en est affligé, comprendra aussi combien souvent j’ai, pour me reposer de moi-même, et quasi pour m’oublier moi-même momentanément, cherché à me mettre à couvert quelque part — dans quelque respect, ou hostilité, ou science, ou frivolité, ou sottise ; pourquoi aussi, lorsque je ne trouvais pas ce qu’il me fallait, j’ai dû me le procurer par artifice, tantôt par falsification, tantôt par invention (— et qu’ont jamais fait d’autre les poètes ? et pourquoi serait donc fait tout l’art du monde ?). Or ce qu’il me fallait toujours de plus en plus nécessairement, pour ma guérison et mon rétablissement, c’était la croyance que je n’étais pas le seul à être de la sorte, à voir de la sorte, — un magique pressentiment de parenté et de similitude d’œil et de désir, un repos dans la confiance de l’amitié, une cécité à deux sans soupçon et sans point d’interrogation, une jouissance prise aux premiers plans, à la surface, au prochain, au voisin, à tout ce qui a couleur, peau et apparence. Peut-être qu’on pourrait souvent me reprocher à cet égard bien des espèces d’« artifice », bien du subtil faux-monnayage : par exemple que j’aie, en toute conscience et volonté, fermé les yeux à l’aveugle désir que Schopenhauer a pour la morale, à une époque où j’étais déjà assez clairvoyant touchant la morale ; item, que je me sois abusé moi-même sur l’incurable romantisme de Richard Wagner, comme s’il était un commencement, non une fin ; item sur les Grecs, item sur les Allemands et leur avenir — et peut-être y aurait-il encore toute une longue liste de semblables items ? — Mais supposé que tout cela fût vrai et me fût reproché à bon droit, que savez-vous, que pourriez-vous savoir de ce qu’il y a de ruses, d’instinct de conservation, de raisonnement et de précaution supérieure dans de pareilles tromperies de soi-même, — et ce qu’il me faut encore de fausseté, pour que je puisse toujours et toujours me permettre le luxe de ma vérité ?… Il suffit, je vis encore : et la vie n’est pas après tout une invention de la morale : elle veut de la tromperie, elle vit de la tromperie… mais n’est-ce pas ? voilà que je recommence déjà, et fais ce que j’ai toujours fait, moi vieil immoraliste et oiseleur — et que je parle de façon immorale, extra-morale, « par delà le bien et le mal » ?

2.

— C’est donc ainsi qu’une fois, lorsque j’en ai eu besoin, j’ai pour mon usage inventé aussi les « esprits libres » à qui est dédié ce livre de découragement et d’encouragement tout ensemble, intitulé Humain, trop humain : des « esprits libres » de ce genre il n’y en a pas, il n’y en a jamais eu, — mais j’avais alors, comme j’ai dit, besoin de leur société, pour rester de bonne humeur parmi des humeurs mauvaises (maladie, isolement, exil, acedia, inactivité) : comme de vaillants compagnons et fantômes, avec lesquels on babille et l’on rit, quand on a l’envie de babiller et de rire, et que l’on envoie au diable, quand ils deviennent ennuyeux, — comme dédommagement des amis manquants. Qu’il pourrait un jour y avoir des esprits libres de ce genre, que notre Europe aura parmi ses fils de demain et d’après-demain de pareils joyeux et hardis compagnons, corporels et palpables et non pas seulement, comme dans mon cas, à titre de schémas et d’ombres jouant pour un anachorète : c’est ce dont je serais le dernier à douter. Je les vois dès à présent venir, lentement, lentement ; et peut-être fais-je quelque chose pour hâter leur venue, quand je décris d’avance sous quels auspices je les vois naître, par quels chemins je les vois arriver ?

3.

On peut s’attendre à ce qu’un esprit dans lequel le type d’« esprit libre » doit un jour devenir mûr et savoureux jusqu’à la perfection ait eu son aventure décisive dans un grand coup de partie, et qu’auparavant il n’en ait été que davantage un esprit serf, qui pour toujours semblait enchaîné à son coin et à son pilier. Quelle est l’attache la plus solide ? Quels liens sont presque impossibles à rompre ? Chez les hommes d’une espèce rare et exquise, ce seront les devoirs : ce respect tel qu’il convient à la jeunesse, la timidité et l’attendrissement devant tout ce qui est anciennement vénéré et digne, la reconnaissance pour le sol qui l’a portée, pour la main qui l’a guidée, pour le sanctuaire où elle apprit la prière, — ses instants les plus élevés mêmes seront ce qui la liera le plus solidement, ce qui l’obligera le plus durablement. Le grand coup de partie arrive pour des serfs de cette sorte soudainement, comme un tremblement de terre : la jeune âme est d’un seul coup ébranlée, détachée, arrachée — elle-même ne comprend pas ce qui se passe. C’est une instigation, une impulsion qui s’exerce et se rend maîtresse d’eux comme un ordre ; une volonté, un souhait s’éveille, d’aller en avant, n’importe où, à tout prix ; une violente et dangereuse curiosité vers un monde non découvert flambe et flamboie dans tous ses sens. « Plutôt mourir que vivre ici » — ainsi parle l’impérieuse voix de la séduction : et cet « ici », ce « chez nous » est tout ce qu’elle a aimé jusqu’à cette heure ! Une peur, une défiance soudaines de tout ce qu’elle aimait, un éclair de mépris envers ce qui s’appelait pour elle le « devoir », un désir séditieux, volontaire, impétueux comme un volcan, de voyager, de s’expatrier, de s’éloigner, de se rafraîchir, de se dégriser, de se mettre à la glace, une haine pour l’amour, peut-être une démarche et un regard sacrilège en arrière, là-bas, où elle a jusqu’ici prié et aimé, peut-être une brûlure de honte sur ce qu’elle vient de faire, et un cri de joie en même temps pour l’avoir fait, un frisson et d’ivresse et de plaisir intérieur, où se révèle une victoire — une victoire ? sur quoi ? sur qui ? victoire énigmatique, problématique, sujette à caution, mais qui est enfin la première victoire : — voilà les maux et les douleurs qui composent l’histoire du grand coup de partie. C’est en même temps une maladie qui peut détruire l’homme, que cette explosion première de force et de volonté de se déterminer soi-même, de s’estimer soi-même, que cette volonté du libre vouloir : et quel degré de maladie se décèle dans les épreuves et les bizarreries sauvages par lesquelles l’affranchi, le libéré, cherche désormais à se prouver sa domination sur les choses ! Il pousse autour de lui de cruelles pointes, avec une insatiable avidité ; ce qu’il rapporte de butin doit payer la dangereuse excitation de son orgueil ; il déchire ce qui l’attire. Avec un sourire mauvais, il retourne tout ce qu’il trouve voilé, épargné par quelque pudeur : il cherche à quoi ressemblent ces choses quand on les met à l’envers. C’est pur caprice et plaisir au caprice, si peut-être il accorde maintenant sa faveur à ce qui avait jusque-là mauvaise réputation, — s’il va rôdant, curieux, et chercheur, autour du défendu. Au fond de ses agitations et débordements — car il est, chemin faisant, inquiet et sans but comme dans un désert — se dresse le point d’interrogation d’une curiosité de plus en plus périlleuse. « Ne peut-on pas tourner toutes les médailles ? et le bien ne peut-il être le mal ? et Dieu n’être qu’une invention et une rouerie du diable ? Tout ne peut-il être faux en dernière analyse ? Et si nous sommes trompés, ne sommes-nous pas par là aussi trompeurs ? Ne faut-il pas aussi que nous soyons trompeurs ? » — Voilà les pensées qui le guident et l’égarent, toujours plus avant, toujours plus loin. La solitude le tient dans son cercle et dans ses anneaux, toujours plus menaçante, plus étouffante, plus poignante, cette redoutable déesse et mater sœva cupidinum — mais qui sait aujourd’hui ce que c’est que la solitude ?…

4.

De cet isolement maladif, du désert de ces années d’essais, la route est encore longue jusqu’à cette immense sécurité et santé débordante, qui ne peut se passer de la maladie même, comme moyen et hameçon de connaissance, jusqu’à cette liberté mûrie de l’esprit, qui est aussi domination sur soi-même et discipline du cœur, et qui permet l’accès à des façons de penser multiples et opposées, — jusqu’à cet état intérieur, saturé et blasé de l’excès des richesses, qui exclut le danger que l’esprit se perde, pour ainsi dire, lui-même dans ses propres voies, et s’amourache quelque part, et reste assis dans quelque coin ; jusqu’à cette surabondance de forces plastiques, médicatrices, éducatrices et reconstituantes, qui est justement le signe de la grande santé, cette surabondance qui donne à l’esprit libre le dangereux privilège de pouvoir vivre à titre d’expérience et s’offrir aux aventures : le privilège de maîtrise de l’esprit libre ! D’ici là il peut y avoir de longues années de convalescence, des années remplies de phases multicolores, mêlées de douleur et d’enchantement, dominées et menées en bride par une tenace volonté d’avoir la santé, qui déjà ose souvent s’habiller et se déguiser en santé. Il y a là un état intermédiaire dont un homme de cette destinée ne peut se souvenir plus tard sans émotion : il a en propre une lumière, une jouissance du soleil pâle et délicate, un sentiment de liberté d’oiseau, de coup d’œil d’oiseau, de pétulance d’oiseau, une combinaison où la convoitise et le mépris tendre se sont réunis. « Un esprit libre » — ce mot froid fait du bien dans cet état, il échauffe presque. On vit, n’étant plus dans les liens d’amour et de haine, sans Oui, sans Non, volontairement près, volontairement loin, se plaisant surtout à s’échapper, à s’évader, à prendre son essor, tantôt fuyant, tantôt s’enlevant à tire d’aile ; on est blasé comme tout homme qui a une fois vu au-dessous de lui une immense multiplicité d’objets — et l’on est devenu le contraire de ceux qui se préoccupent de choses qui ne les regardent point. En fait, ce qui regarde l’esprit libre, c’est désormais seulement des choses — et combien de choses ! — qui ne le préoccupent plus…

5.

Encore un pas dans la guérison : et l’esprit libre se rapproche de la vie, lentement il est vrai, presque à contre-cœur, presque avec défiance. Tout se fait de nouveau plus chaud autour de lui, plus doré pour ainsi dire ; sentiment et sympathie acquièrent de la profondeur, des brises tièdes de toute sorte passent au-dessus de lui. Il se trouve presque comme si ses yeux s’ouvraient pour la première fois aux choses prochaines. Il est émerveillé et s’assied en silence : où était-il donc ? Ces choses prochaines et proches : comme elles lui semblent changées ! Quel duvet et quel charme elles ont cependant revêtus ! Il jette en arrière un regard de reconnaissance pour ses voyages, pour sa dureté et son aliénation de soi-même, pour ses regards au loin et ses vols d’oiseau dans les hauteurs froides. Quel bonheur de n’être pas resté toujours « à la maison », toujours chez lui comme un douillet, un engourdi de casanier ! Quel frisson inéprouvé ! Quel bonheur encore dans la lassitude, l’ancienne maladie, les rechutes du convalescent ! Comme il se complaît à rester tranquillement assis avec son mal, à filer la patience, à se coucher au soleil ? Qui comprend, comme lui, le bonheur qu’il y a dans l’hiver, dans les taches de soleil sur la muraille ! Ils sont les animaux les plus reconnaissants du monde, et les plus modestes, ces convalescents, ces lézards, à demi revenus à la vie : — il y a tels parmi eux qui ne laissent pas passer un jour sans lui appendre au bas de sa robe traînante un petit couplet louangeur. Et pour parler sérieusement : c’est une cure à fond contre tout pessimisme (le cancer, comme on sait, des vieux idéalistes et héros du mensonge) que de tomber malade à la façon de ces esprits libres, de rester malade un bon bout de temps et puis, lentement, bien lentement, de revenir en bonne, j’entends en « meilleure » santé. Il y a science, science de vivre, à ne s’administrer longtemps à soi-même la santé qu’à petites doses.

6.

Vers ce temps, il peut enfin se faire, parmi les lueurs soudaines d’une santé encore incomplète, encore sujette à variations, qu’aux yeux de l’esprit libre, de plus en plus libre, commence à se découvrir l’énigme de ce grand coup de partie qui jusque-là avait attendu obscure, problématique, presque intangible, dans sa mémoire. Quand longtemps il osait à peine se demander : « Pourquoi si à part ? si seul ? renonçant à tout ce que je respectais ? renonçant à ce respect même ? pourquoi cette dureté, cette défiance, cette haine envers mes propres vertus ? » — maintenant il ose, il pose la question à haute voix et il entend déjà quelque chose comme une réponse. « Il te fallait devenir maître de toi, maître aussi de tes propres vertus. Auparavant elles étaient tes maîtresses ; mais elles n’ont le droit d’être que tes instruments à côté d’autres instruments. Il te fallait prendre le pouvoir sur ton Pour et Contre et apprendre l’art de les pendre et dépendre selon ton but supérieur du moment. Il te fallait apprendre à saisir l’élément de perspective de toute appréciation — la déformation, la distorsion et l’apparente téléologie des horizons et tout ce qui concerne la perspective ; et encore ce qu’il faut d’indifférence à l’égard des valeurs opposées et de toutes les pertes intellectuelles dont se fait payer tout Pour et tout Contre. Il te fallait apprendre à saisir ce qu’il y a d’injustice nécessaire dans tout Pour et Contre, l’injustice comme inséparable de la vie, la vie même comme ‘ conditionnée par la perspective et son injustice. Il te fallait avant tout voir de tes yeux où il y a toujours le plus d’injustice : à savoir : là où la vie a son développement le plus mesquin, le plus étroit, le plus pauvre, le plus rudimentaire, et où pourtant elle ne peut faire autrement que de se prendre elle-même pour la fin et la mesure des choses, que d’émietter et de mettre en question furtivement, petitement, assidûment, pour l’amour de sa conservation, ce qui est plus noble, plus grand, plus riche, — il te fallait voir de tes yeux le problème de la hiérarchie, et la façon dont la puissance et la justesse et l’étendue de la perspective croissent ensemble à mesure qu’on s’élève. « Il te fallait » — il suffit, l’esprit libre sait désormais à quel « il faut » il a obéi, et aussi quel est maintenant son pouvoir, quel est, maintenant seulement — son droit

7.

C’est de cette façon que l’esprit libre se donne une réponse à l’égard de cette énigme du coup de partie et il finit, en généralisant son cas, par se décider ainsi sur ce qui s’est produit dans sa vie. « Ce qui m’est arrivé, se dit-il, doit arriver à tout homme en qui une mission veut prendre corps et « venir au monde ». La puissance et la nécessité secrète de cette mission agira sous et dans ses destins individuels à la manière d’une grossesse inconsciente, — longtemps avant qu’il se soit rendu compte lui-même de cette mission et en connaisse le nom. Notre vocation nous maîtrise, quand même nous ne la connaissons pas encore ; c’est l’avenir qui dicte sa conduite à notre aujourd’hui. Étant donné que c’est le problème de la hiérarchie dont nous avons le droit de parler, que c’est notre problème, à nous autres esprits libres : aujourd’hui, au midi de notre vie, nous commençons à comprendre quelles préparations, détours, épreuves, essais, déguisements étaient nécessaires au problème avant qu’il osât se dresser devant nous, et comment nous devions d’abord éprouver dans notre âme et notre corps les heurs et malheurs les plus multiples et les plus contradictoires, en aventuriers, en circumnavigateurs de ce monde intérieur qui s’appelle « l’homme », en arpenteurs de tout « plus haut » et « relativement supérieur » qui s’appelle également « l’homme » — poussant dans toutes les directions, presque sans peur, ne faisant fi de rien, ne perdant rien, goûtant à tout, purifiant tout et pour ainsi dire passant tout au crible pour en ôter tout l’accidentel — jusqu’à ce qu’enfin nous eussions le droit de dire, nous autres esprits libres.: « Voici un problème nouveau ! Voici une longue échelle, dont nous avons nous-mêmes occupé et gravi les échelons, — que nous-mêmes avons été à quelque moment ! Voici un Plus haut, un Plus profond, un Au-dessous de nous, une gradation de longueur immense, une hiérarchie que nous voyons : voici — notre problème ! » — —

8.

— Il n’y a point de psychologue et d’aruspice à qui reste un moment caché à quel stade de l’évolution que je viens de décrire le présent livre appartient (ou bien a été placé). Mais où y a-t-il aujourd’hui des psychologues ? En France, certainement : peut-être en Russie ; à coup sûr pas en Allemagne. Il ne manque pas de raisons pour que les Allemands actuels s’en puissent faire même un titre d’honneur : tant pis pour un homme dont la nature et la vocation sont en ce point anti-allemandes. Ce livre allemand, qui a su se trouver des lecteurs dans un cercle étendu de pays et de peuples — il y a presque dix ans de cela — et qui doit être habile à quelque musique ou art de flûter que ce soit, par où puissent être séduites même des oreilles revêches d’étrangers — c’est justement en Allemagne que ce livre a été le plus négligemment lu, le plus mal entendu : à quoi cela tient-il ? — « Il exige trop, m’a-t-on répondu, il s’adresse à des hommes affranchis de la contrainte de devoirs grossiers, il veut des intelligences fines et délicates, il lui faut du luxe, du luxe en loisir, en pureté du ciel et du cœur, en otium au sens le plus hardi : — toutes bonnes choses que nous autres Allemands d’aujourd’hui ne pouvons avoir ni partant donner. » — Sur une si jolie réponse, ma philosophie me conseille de me taire et de ne pas pousser plus loin les questions ; surtout que, dans certain cas, comme l’indique le proverbe, on ne reste philosophe qu’en — gardant le silence.

Nice, au printemps de 1886.

CHAPITRE PREMIER : DES CHOSES PREMIÈRES ET DERNIÈRES
I.

Chimie des idées et des sentiments. — Les problèmes philosophiques reprennent aujourd’hui presque de toutes pièces la même forme qu’il y a deux mille ans : comment une chose peut-elle naître de son contraire, par exemple, le raisonnable du déraisonnable, le sensible du mort, la logique de l’illogisme, la contemplation désintéressée du vouloir cupide, la vie pour autrui de l’égoïsme, la vérité des erreurs ? La philosophie métaphysique s’arrangeait jusqu’ici pour franchir cette difficulté en niant que l’un naquît de l’autre et en admettant pour les choses d’une haute valeur une origine miraculeuse, la sortie du noyau et de l’essence de la « chose en soi ». La philosophie historique, au contraire, qui ne se peut plus du tout concevoir séparée de la science naturelle, la plus récente de toutes les méthodes philosophiques, découvrit dans des cas particuliers (et vraisemblablement, ce sera là sa conclusion dans tous) qu’il n’y a point de contraires, excepté dans l’exagération habituelle de la conception populaire ou métaphysique, et qu’une erreur de la raison est à la base de cette mise en opposition : d’après son explication, il n’y a, strictement entendu, ni conduite non égoïste, ni contemplation entièrement désintéressée ; toutes deux ne sont que des sublimations, dans lesquelles l’élément fondamental paraît presque volatilisé et ne révèle plus sa présence qu’à l’observation la plus fine. — Tout ce dont nous avons besoin, et qui peut pour la première fois nous être donné, grâce au niveau actuel des sciences particulières, est une chimie des représentations et des sentiments moraux, religieux, esthétiques, ainsi que de toutes ces émotions que nous ressentons dans les grandes et petites relations de la civilisation et de la société, même dans l’isolement : mais quoi, si cette chimie aboutit à la conclusion que dans ce domaine encore les couleurs les plus magnifiques sont faites de matières viles, même méprisées ? Beaucoup de gens auront-ils du plaisir à suivre de telles recherches ? L’humanité aime à chasser de sa pensée les questions d’origine et de commencements : ne faut-il pas être presque déshumanisé pour sentir en soi le penchant opposé ? —

2.

Péché originel des philosophes. — Tous les philosophes ont à leur actif cette faute commune, qu’ils partent de l’homme actuel et pensent, en en faisant l’analyse, arriver au but. Involontairement « l’homme » leur apparaît comme une æterna veritas, comme un élément fixe dans tous les remous, comme une mesure assurée des choses. Mais tout ce que le philosophe énonce sur l’homme n’est au fond rien de plus qu’un témoignage sur l’homme d’un espace de temps fort restreint. Le défaut de sens historique est le péché originel de tous les philosophes ; beaucoup même prennent à leur insu la plus récente forme de l’homme, telle qu’elle s’est produite sous l’influence de religions déterminées, même d’événements politiques déterminés, comme la forme fixe d’où il faut que l’on parte. Ils ne veulent pas apprendre que l’homme, que la faculté de connaître aussi est le résultat d’une évolution ; tandis que quelques-uns d’entre eux font même dériver le monde entier de cette faculté de connaître. — Or, tout l’essentiel du développement humain s’est passé dans des temps reculés, bien avant ces quatre mille ans que nous connaissons à peu près ; dans ceux ci, l’homme peut n’avoir pas changé beaucoup. Mais alors, le philosophe voit des « instincts » chez l’homme actuel et admet que ces instincts appartiennent aux données immuables de l’humanité, et partant peuvent donner une clé pour l’intelligence du monde en général ; la téléologie tout entière est bâtie sur ce fait, que l’on parle de l’homme des quatre derniers mille ans comme d’un homme éternel, avec lequel toutes les choses du monde ont dès leur commencement un rapport naturel. Mais tout a évolué ; il n’y a point de faits éternels ; de même qu’il n’y a pas de vérités absolues. — C’est pourquoi la philosophie historique est désormais une nécessité, et avec elle la vertu de la modestie.

3.

Estime des vérités sans apparence. — C’est la marque d’une plus haute civilisation, de faire des petites vérités sans apparence, qui ont été trouvées par une méthode sévère, plus d’estime que des erreurs bienfaisantes et éblouissantes qui dérivent d’âges et d’hommes métaphysiques et artistiques. D’abord on a contre les premières l’injure sur les lèvres, comme s’il ne pouvait y avoir aucune égalité de droits entre elles : autant celles-ci sont modestes, honnêtes, calmes, humbles même en apparence, autant celles-là se montrent belles, brillantes, bruyantes, peut-être même béatifiantes. Mais ce qui est conquis de haute lutte, certain, durable et par là même encore gros de conséquences pour toute connaissance ultérieure, est après tout le plus haut ; s’y tenir est viril et prouve de la vaillance, de l’honnêteté, de la tempérance. Peu à peu, ce n’est plus seulement l’individu, mais l’ensemble de l’humanité qui s’élève à cette virilité, lorsqu’elle s’est accoutumée enfin à faire une estime plus haute des connaissances assurées, durables et a perdu toute croyance à l’inspiration et à la communication miraculeuse des vérités. — Les fervents des formes, il est vrai, avec leur échelle du beau et du sublime, auront d’abord de bonnes raisons de railler, dès que l’estime des vérités sans apparence et de l’esprit scientifique commence à prévaloir : mais c’est seulement parce que leur œil ne s’est pas encore ouvert à l’attrait de la forme la plus simple ou parce que les hommes élevés dans cet esprit n’en sont pas longtemps encore pleinement et intimement pénétrés, si bien que sans y penser ils poursuivent encore de vieilles formes (et cela assez mal, comme le fait quiconque ne met plus beaucoup d’intérêt à une chose). Autrefois, l’esprit n’était pas mis en réquisition par une stricte méthode de penser, alors son activité consistait à bien filer des symboles et des formes. Cela s’est modifié ; toute application sérieuse au symbolisme est devenue le caractère de la civilisation inférieure. De même que nos arts mêmes deviennent toujours plus intellectuels, nos sens plus spirituels, et de même que par exemple on juge aujourd’hui tout autrement de ce qui résonne bien aux sens qu’il y a cent ans : de même aussi les formes de notre vie deviennent toujours plus spirituelles, plus laides peut-être pour l’œil des âges antérieurs, mais seulement parce qu’il n’était pas capable de voir combien l’empire de la beauté intérieure, spirituelle, se fait sans cesse plus profond et plus large, et dans quelle mesure nous tous aujourd’hui pouvons mettre plus de prix à la vision spirituelle, intérieure, qu’à la plus belle composition ou à l’édifice le plus sublime.

4.

Astrologie et analogues. — Il est vraisemblable que les objets du sentiment religieux, moral, esthétique et logique n’appartiennent également qu’à la surface des choses, tandis que l’homme croit volontiers que, là du moins, il touche au cœur du monde ; il se fait illusion, parce que ces choses lui donnent une si profonde béatitude et une infortune si profonde, et il y montre ainsi le même orgueil qu’à propos de l’astrologie. Car celle-ci pense que le ciel étoilé tourne en vue du sort des hommes ; l’homme moral de son côté suppose que ce qui lui tient essentiellement au cœur doit aussi être l’essence et le cœur des choses.

5.

Mésentente du rêve. — Dans le rêve, l’homme, aux époques de civilisation informe et rudimentaire, croyait apprendre à connaître un second monde réel ; là est l’origine de toute métaphysique. Sans le rêve, on n’aurait pas trouvé l’occasion de distinguer le monde. La division en âme et corps se rattache aussi à la plus ancienne conception du rêve, de même que la croyance à une enveloppe apparente de l’âme, partant l’origine de toute croyance aux esprits, et vraisemblablement aussi de la croyance aux dieux. « Le mort continue à vivre ; car il apparaît aux vivants dans le rêve » : c’est ainsi qu’on raisonna jadis, durant beaucoup de milliers d’années.

6.

L’esprit de la science puissant dans le détail, non dans le tout. — Les moindres domaines séparés de la science sont traités de façon purement objective : les grandes sciences générales au contraire mettent, considérées comme un tout, cette question — question, il est vrai, tout idéale — sur les lèvres : pourquoi ? pour quelle utilité ? Par suite de cette préoccupation de l’utilité, elles sont, dans l’ensemble, traitées moins impersonnellement que dans leurs parties. Or, à propos de la philosophie, comme étant le sommet de toute la pyramide des sciences, la question de l’utilité de la connaissance en général se trouve involontairement soulevée, et toute philosophie a inconsciemment le dessein de lui attribuer la plus haute utilité. C’est ainsi qu’il y a dans toutes les philosophies tant d’essor donné à la métaphysique et une telle crainte des solutions de la physique, qui paraissent insignifiantes ; car l’importance de la connaissance pour la vie doit apparaître aussi grande que possible. Là est l’antagonisme entre les domaines scientifiques particuliers et la philosophie. La dernière veut, ce que veut l’art, donner à la vie et à l’action le plus possible de profondeur et de signification : dans les premières on cherche la connaissance et rien de plus — quelque chose qui doive en sortir. Il n’y a jusqu’ici pas encore eu de philosophe entre les mains duquel la philosophie ne soit devenue une apologie de la connaissance ; en ce point au moins chacun est optimiste ; à celle-ci doit être attribuée la plus grande utilité. Tous sont tyrannisés par la logique : et celle-ci est par essence un optimisme.


Remerciements

Le téléchargement de cet épisode et la transcription complète sont disponibles sur www.odiolab.ch/series/entre-ombres-et-lumiere/

Merci à Wikisource pour la mise à disposition du texte traduit de l’allemand, et à Wikipedia pour la mise à disposition de l’illustration.

 
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