L’été fini, la fête des vignerons rassemble tout le monde dans les villages du Lavaux. Les préparatifs de ce grand rassemblement sont contés dans le dernier épisode de cette série.
CF Ramuz est né en 1878 à Lausanne, en Suisse, de parents commerçants. Après des études de lettres dans sa ville natale, il part pour Paris, où il séjournera régulièrement jusqu’en 1914, tout en participant à la vie littéraire romande. Après la « Grande Guerre » il renonce au roman explicatif pour décrire des communautés aux prises avec les forces du mal, la guerre, la fin du monde. Il développe ainsi un nouveau style d’écriture proche du langage parlé, abandonnant la narration linéaire et introduisant le « on » comme l’expression d’une collectivité.
Bonne écoute avec le chapitre 14 de ‘Passage du poète’.
Transcription ci-dessous:
Chapitre 14
Ils avaient décidé que la fête aurait lieu le dernier dimanche d’août. Tout à coup, ils avaient dit : « Si on la faisait cette année ? » et ils étaient tombés d’accord sur ce point, étant tombés d’accord aussi quant à la date, parce que c’est un mois où le travail est moins pressant. On a fini les sulfatages, les soufrages ; et plus tard il faut tout préparer pour la vendange, on lave les tonneaux, on met de l’ordre dans les caves, on graisse la vis du pressoir.
Entre deux temps, après les sulfatages et les soufrages, avant que les grappes commencent à traluire : une fête, un beau dimanche pour se réjouir, cette fête de tir. Et tous : « C’est une bonne idée. Depuis le temps… Ça nous manquait. »
Mlle Mathilde a vite été acheter des journaux de mode qu’elle feuillette avec ses amies dans la tonnelle du jardin.
Elles ont regardé comment elles allaient faire ces robes, et elles sont sans manches cette année. Est-ce qu’on oserait ?
Sous la tonnelle, trois ou quatre semaines à l’avance ; – heureusement qu’il y a ces capes ou des collerettes tombantes ; et Mlle Mathilde s’est décidée pour une robe à berthe d’organdi.
Les deux machines, celle à pied, celle à main, n’ont plus arrêté de tourner pendant tout le mois chez Mlle Ducimetière, comme quand on chantonne à deux voix, puis l’une des deux se tait.
On a entendu Congo qui vient ; il tousse, il crache, il s’arrête, il a regardé ses pantoufles ; il a dit :
— Ça ne se passera pas comme ça !
Il lève le bras, il le tient un moment levé au-dessus de sa tête, il l’abaisse :
— Je vais aller lui parler !
À ce moment, les deux machines ont recommencé à tourner de compagnie et on n’a plus compris ce que Congo disait, bien qu’il continuât à parler tout haut avec des hochements de tête.
Il sait bien qui il va trouver sous les platanes, entre deux de ces troncs nus de leur écorce comme d’une robe tombée, sous les grosses branches courtes, maintenant rejointes et aux vides qui ont été bouchés par les feuilles, comme quand en travers des poutres on met des lattes, on met du plâtre et c’est un plafond.
— Ah ! ce qu’ils m’en font des misères, monsieur Besson. Heureusement que vous êtes là, alors écoutez. J’ai écrit une lettre à la municipalité.
Il tire de sa poche de pantalon une feuille de papier pliée en quatre, qui est une page arrachée à un carnet de comptes, avec les colonnes imprimées en rouge.
Ayant été dans l’intention de quitter plusieurs fois rapport à ces mauvais traitements…
On voit que c’est écrit au crayon.
— Je veux leur faire remarquer ça, a-t-il dit.
C’est écrit au crayon, et il a eu beaucoup de peine à lire, tandis que ses gros doigts tremblaient de l’un et de l’autre côté de la feuille et étaient roses avec des ongles blancs.
Besson fait ses paniers, pendant ce temps.
— Ayant pourtant fait tout mon possible pour patienter jusqu’à aujourd’hui… Attendez… rendant ces messieurs attentifs au dommage qui m’est causé vu le défaut d’hygiène relatif à mon état et à ma situation méritée, ayant voyagé…
— Parce que vous avez voyagé aussi, vous savez ce que c’est, vous… ayant eu connaissance de plusieurs pays et péninsules… Attendez… tant dans l’ancien que dans le nouveau continent… ce qui peut être établi par des documents authentiques que je tiens à votre disposition… et n’ayant connu en retour que la méconnaissance de mes compatriotes et l’ingratitude la plus noire, comme il sera prouvé à volonté, à soixante-neuf ans d’âge dont cinquante de services patriotiques sur terre et sur mer l’ayant empêché d’assurer à sa vieillesse les ressources convenables et demandant en conséquence qu’une enquête soit ouverte touchant l’état des lieux, le boire et le manger… Hein ?
L’interrogation a suivi de si près le dernier mot lu par lui qu’on a pu croire d’abord qu’elle faisait partie du texte.
Puis il a dit :
— Il ne manque plus que des salutations.
Il se met à rire ; il est parfaitement content. La rancune qui est dite n’est déjà plus de la rancune. Celui qui a pu se dire se quitte ; sa personne part en avant.
On avait commencé à tirer dans tous les stands. Mlle Mathilde a été chercher sa robe. Ce certain samedi, veille de la fête, elle est revenue avec sa robe soigneusement pliée dans un carré de toile épinglé aux deux bouts. Elle est montée dans sa chambre ; on tirait dans tous les stands. Elle pose la robe bien à plat sur le lit, puis a été tourner la clé dans la serrure. Elle a écouté encore de derrière la porte fermée si par hasard on monterait ; elle est revenue. On tirait dans tous les stands ; elle revient sans faire de bruit, ayant ôté ses souliers. C’est quand il y a celui qui tresse ses paniers sur la place, et il va y avoir six mois qu’il est là. Comme d’autres dans leur chambre écrivent sur du papier, sans qu’on sache ce qu’ils font, ni pourquoi, ou d’autres peignent sur de la toile : alors elle ôte les épingles de l’étoffe, puis va les piquer dans le mur. On tire dans tous les stands, elle prend la robe par le haut entre deux doigts, et la laisse tomber le long d’elle. C’est une robe blanche, avec une ceinture basse, sans ornements, ni garnitures et sans point de manches non plus, mais il y a cette berthe qui vous tombe tout autour du corps jusqu’aux coudes. Une de ces robes-chemises, qui sont sans forme par elles-mêmes, parce que c’est le corps qui leur en donne une. Il semble qu’elle ne va jamais pouvoir se décider à l’essayer. Elle a dépendu le miroir d’au-dessus de la table de toilette pour aller le pendre à un clou, dans l’embrasure de la fenêtre. On tirait, on tirait encore ; il y avait un coup de feu isolé, il y en avait plusieurs qui se suivaient à de très petits intervalles comme quand on fait sauter les points d’une couture en tirant sur l’étoffe. Quelques entêtés (ou bien il y en a qui ont la manie de faire des essais, lisant dans les journaux les conseils qu’on y donne, avec toute sorte de recettes) soufraient encore dans les vignes, ou faisaient des applications d’arsenic, – nous, on est déjà sortis du travail. C’est la fête. On monte sur son travail comme on monte sur un mur pour voir ce qu’il y a de l’autre côté. Sortir de soi-même, monter à soi-même ; – mais, elle, elle n’osait toujours pas. Elle a tenu sa robe contre elle, un grand moment, étant en même temps encouragée et découragée. Tellement de silence dans la maison, et quand on serait si tranquille, parce que décidément sa mère doit être sortie et c’est bien sur quoi elle a compté : regardant par la fenêtre le soleil qui baisse, pas encore entré pourtant jusqu’à elle, à cause du large avant-toit, mais elle sait qu’il n’entrera que juste au moment de se coucher. Et Congo a remis la lettre dans sa poche, puis il a dit : » N’est-ce pas que ça va ? » et sans attendre la réponse : « Je vais aller la copier. »
On tire dans tous les stands. Non ? Oui ?
Elle vient de voir devant elle les ombres des maisons et celles des murs dans les vignes s’allonger toujours davantage, – ayant commencé d’ôter sa vieille robe.
Elle avait des bas de coton, elle ôte ses bas. Elle a un jupon de dessous, elle ôte son jupon.
La fanfare s’est mise à jouer.
Ils avaient constitué à la ville un comité et tous les villages du district avaient un représentant dans ce comité.
Ils ont été chercher sur les monts des branches de sapin et de la mousse que les enfants des écoles tressent en guirlandes et où ils piquent des roses en papier sous la surveillance des femmes ; les hommes, pendant ce temps, faisaient sauter le pavé et plantaient en terre les hauts fourrons (comme ils disent), les hautes perches non écorcées où les guirlandes devaient venir s’attacher.
Ils étaient descendus des monts avec des charrettes à bras, ou des attelages de deux chevaux tirant un double train de roues.
La forêt venait en bas, s’étonnant des vignes qu’elle traversait, et davantage encore de l’eau, dont elle se tient d’ordinaire dans un grand éloignement, la méprisant de ses hauteurs.
Ils claquaient du fouet ; les mécaniques serrées à fond criaient à cris non interrompus comme des sirènes de bateaux dans la brume.
On voit juste au-dessous de soi les fissures que font les rues de la ville comme si c’était une galette d’argile du genre de celles que s’amusent à faire les enfants et puis ils les oublient au soleil.
Ils tombaient peu à peu vers les toits aperçus d’en haut, qui ont été se séparant, puis ils sont devenus pointus.
Pendant ce temps, une bande d’enfants venait par les sentiers. Les plus grands étaient avec les charrettes, elles aussi lourdement chargées. Et longtemps derrière eux ça sentait la terre noire, la résine, le champignon, l’aiguille de sapin, l’écorce : ça sentait fort et frais dans le grand soleil, parmi l’odeur fade qui montait du lac. Ils mettaient ensemble, ils réconciliaient, ils remariaient les climats, les essences, ils reconfondaient les natures ; puis il y a aussi les produits fabriqués, papier de soie, cotonnades, pots de couleur, et on allait chercher dans les greniers les drapeaux qu’on y tenait roulés depuis des années et les écussons de carton un peu passés, mais qui pouvaient servir encore, qui vont servir, – alors on a entendu le bruit des marteaux, le bruit des scies ; on riait de voir M. Borgeaud de la boutique monter difficilement à son échelle, parce qu’il y avait son ventre qui s’était mis entre elle et lui, mais il est monté jusqu’au fin bout quand même, voulant pendre des lampions à ses fenêtres ; – pendant ce temps, toujours, partout, ces coups de feu.
Les tireurs, dans les stands, ont fait claquer leurs fouets à eux ; leurs gros fouets à lanières de cuir donnant un coup sec, qui est aussitôt imité à trois, quatre, cinq, six reprises.
Aussitôt repris, imité, mais en même temps devenu plus sourd, et qui traîne, qui se prolonge, qui ne veut plus finir.
Parce qu’il y a la forme du mont, il y a sa forme de corbeille avec son double avancement, ce creux fait comme exprès pour recueillir.
Le bruit d’un coup de feu n’est pas mort qu’un autre entre déjà dedans, et un autre, et un autre encore ; les départs se confondent avec les retours ; il n’y a plus de fin à rien, mais seulement continuation et suite, comme si le mont roulait sur des roues, à cause de tous ces stands étagés ; et, dans ceux du bord de l’eau, on tirait par-dessus l’eau d’une pointe à l’autre, dans ceux de plus haut c’est par-dessus un pli de terrain et d’un des versants à l’autre versant, par-dessus les chemins et les murs, par-dessus les têtes ; – et si vous êtes en petit bateau, tout à coup vous entendez siffler à vos oreilles cette méchante abeille trop pressée, allant en ligne droite, que rien n’arrête, ou bien c’est haut, dans l’air, comme quand le martinet au vol rapide passe avec son cri, le soir.
On voit monter le drapeau rouge.
On voit devant les cibles monter le drapeau rouge qui veut dire qu’on a fait mouche ; ou c’est la palette blanche quand le coup a porté dans le noir, la palette noire quand le coup a porté dans le blanc.
Là-bas, l’alignement des quatre ou cinq cibles dans leur cadre de maçonnerie, sous les lettres majuscules ABC servant à les numéroter ; elles se mettent ainsi à vivre certains jours, elles s’animent quand le mont est comme un attelage qui n’en peut plus sous les coups de fouet.
Quelquefois aussi la palette se balance longuement sans se poser :
— Ah ! saleté… Nom d’un tonnerre !
Et on entend :
— C’est pourtant pas possible !… Je devais être dans le quatre, j’étais sûr de mon coup ; dans le quatre, un peu sur la droite. C’est cette carabine, ou bien si c’est la munition ? Rubattel, passe-moi ton arme et tes cartouches…
L’homme se remet en position : et ils sont tous là, les uns debout, les autres à genoux, les autres couchés pour leurs séries, dans la terre sèche, avec tout un système de sonneries, en bras de chemise, leurs chapeaux de paille souple à l’aile rabattue sur les yeux, commençant de viser à ras de terre, fermant soigneusement l’œil gauche, clignant l’autre ; on voit le canon du fusil monter très lentement, monter encore, se déplaçant quelque peu d’un côté, de l’autre côté, – à la suite de quoi le choc vient dans l’épaule, en même temps que la douille saute en l’air.
— Quatre ! quatre ! tu vois, je savais bien, je vous avais bien dit. Quatre ! Dis donc, Louis, tu marques ?
Et un autre :
— Trois. Tu marques ?
Par-dessus l’eau, par-dessus deux pentes rejointes du bas, avec leurs murs, leurs escaliers ; et la palette noire, la palette blanche, le drapeau rouge :
— Cinq. Tu marques ?
— C’est marqué.
D’un talus à l’autre, dans les vignes ; d’une vigne à une autre vigne ; – par-dessus l’eau du lac qui est empêchante, surtout le soir, parce qu’il y a tout le ciel qui y tombe, trop jaune, trop rose, trop blanc ; ils disent : « Ce n’est pas du jeu, ça ! » quand ils ont à se défendre ici contre deux lumières : celle qui vient d’en haut, celle qui vient d’en bas, toutes ces couleurs et qui changent comme une fille qui aurait trop de robes ; et puis un gros nuage blanc est venu avec son reflet, comme on voit, à ce qu’on raconte dans les livres, sur les mers du pôle, des champs de neige se promener…
Elle se regarde vite encore, elle voit sa coiffure qui est mal faite, qu’elle a défaite, et ses cheveux lui sont tombés sur les épaules comme Dieu les lui a donnés.
Il n’y a personne dans la maison ; on tire dans tous les stands, la fanfare joue une marche militaire.
Elle ôte son peigne, ce qui fait que, ses cheveux n’étant plus retenus, elle peut les prendre dans ses mains, elle voit jusqu’où ils descendent. La carafe, le verre, le pot à eau, la petite table de toilette recouverte d’une toile cirée à damier, le plancher de sapin, les images au mur. Jusqu’au milieu du dos, plus bas que la ceinture. La fanfare a joué une marche militaire, puis le directeur dit : « Halte ! recommençons… Septième mesure, vous y êtes ?… » Sa baguette va et vient devant le tableau noir ; les hommes sont assis sur les bancs d’école, sauf les gros instruments, le bombardon, les basses, qui doivent se tenir debout. La fanfare repart. Et c’est noir, c’est annelé, c’est plein de reflets, ces cheveux, comme l’eau quand il y a des vagues, sous l’éclairage venant de côté. Elle a osé, elle ose, elle ose un peu plus. Pour être toute neuve, être comme si on venait seulement de naître et recommencer. La fanfare continue de répéter patiemment sa marche et on a fini par ne plus entendre les coups de feu tant il y en a : – longs, ronds, minces, pleins, ses bras, avec deux lignes bien droites et bien égales, jusque tout en haut, à peine tremblées… Si c’était vrai, pourtant ! Brune de peau. Et puis alors, remontant : la figure. Elle ose, elle s’étonne. Moi ? Rien qu’une bouche, un nez, deux yeux, une figure comme la lune, comme la lune du bon Dieu, simple, ronde, qui la regarde ; et puis se sont montrées les dents, petites et blanches comme celles des souris… Et, encore une fois, elle se dit : « Il faut oser, il faut croire… » Elle a le menton un peu renflé comme aux pigeons, quand ils roucoulent, – avec un pli marquant le haut de la gorge, alors le cœur lui est parti. Elle a osé aller prendre sa belle robe, elle pense : « Ce sera pour lui. » L’amour revient, il a été partout : dehors, dedans, dans l’air, en elle. Dans ce qui est, dans ce qu’elle est et dans les choses ; et, quand le soleil est entré, il a été dans le soleil.
Car, tout à coup, le soleil entre par la fenêtre ; il s’est tenu entre l’avant-toit et la montagne par delà les vignes, quittant l’avant-toit ; tandis qu’elle, elle va chercher dans un carton ses souliers neufs, des bas de soie ; il faut se faire belle puisque tout se fait beau.
S’habillant tout de blanc comme une mariée, pendant qu’on voit le soleil qui descend aller vers la montagne, et la montagne se soulève tendant vers lui les bras, comme quand l’amante est déjà couchée, l’amant vient ; et sa tête trop lourde à lui va en avant, se logeant au creux de l’épaule. Elle rit : « Comme une mariée… » Toute blanche, toute prête déjà.
La fanfare a commencé à jouer une danse : on entend :
— Est-ce que vous venez, demain ?
— Je voudrais bien…
— Qu’est-ce qui vous en empêche ?
— C’est le petit, il se fait lourd !
On entend :
— Quelle bêtise ! Venez avec nous… On prend la voiture, on mettra les enfants ensemble dans la voiture…
— Oh ! merci.
On entend :
— Voyons ! donne-moi ça… Il est trop pesant pour toi…
C’est Gilliéron à une petite fille qui a été chercher de l’eau à la fontaine, et Gilliéron :
— Voyons, je te dis, donne-moi ton seau…
Pendant qu’on tire dans les stands, la fanfare joue une valse, tout le monde est dehors, c’est plein de femmes et d’enfants, les portes des caves sont ouvertes, ça sent le vin, les portes des cuisines sont ouvertes, ça sent le pain, ça sent la soupe, – ils s’appellent, – ils vont boire ensemble, on se donne rendez-vous pour le lendemain…
— Et, moi, je viendrai, et je lui dirai…
Debout devant le miroir dans sa robe blanche :
— Je lui dirai : « J’ai été méchante ; je me méfiais de toi, parce que je me méfiais de moi… »
On a entendu :
— Vous aussi ?
— Pourquoi pas ?
— Alors vous m’en réserverez une.
— Laquelle voulez-vous ?
— Un galop ou une sautiche.
Et un rire tout trembloté, parce que c’est la vieille Jaquillard qui a septante-deux ans passés, comme on l’a appris par la suite ; mais ça n’empêche rien ; « bien sûr que non ! »
La fanfare a joué sa valse d’un bout à l’autre sans une faute.
Il commence à faire nuit ; ils reviennent du tir, en bandes, leur fusil sur l’épaule.
Sur la place, il y a Besson, Besson qui travaille toujours…
Et le lendemain matin, à six heures, les concours de tir ont continué ; ils ont été interrompus de neuf à onze, ils ont repris jusqu’à midi ; ensuite les bateaux à vapeur ont commencé à amener le monde au chef-lieu.
Il y a eu trois courses supplémentaires, ils n’ont plus arrêté de siffler, se vidant de leurs passagers, l’un après l’autre, sur le débarcadère : les grands bateaux blancs à roues avec une seule cheminée : Italie, Savoie, Rhône, Mont-Blanc.
Et le monde lentement coule hors d’eux dans le soleil pour entrer tout d’un coup sous les ombrages de la place où les chapeaux des dames ont été comme des bougies qu’on a soufflées, la mode étant aux chapeaux rouges.
On a été, venant du lac, dans la direction du mont. Le monde remontait les rues pour en admirer la décoration. Sous les guirlandes, sous les drapeaux, sous successivement chacun des quatre arcs de triomphe avec leurs devises, dont l’une dit :
Rendez hommage aux vignerons,
Car c’est le vin qui fait l’union…
écrite en belles majuscules sur un carré de carton qui se balance au-dessus des têtes dans le courant d’air.
Une deuxième disait :
La vie est courte et vous venez
Et ce soir vous repartirez ;
Alors souvenez-vous de nous
En vous en retournant chez vous…
tandis qu’on venait, en effet, on levait la tête, on lisait.
Et on continuait d’avancer jusque sous le pont du chemin de fer ; là on ne va pas plus loin, là on s’arrête.
Là, les gens faisaient halte, là les gens se sont tenus arrêtés : ils ont vu le pays se lever devant eux comme sur un plan de géomètre. Tout le district leur est apparu, pendant qu’eux-mêmes se tenaient au chef-lieu, c’est-à-dire dans son centre, ayant devant eux cet extrait de cadastre avec ses carrés réguliers, jaunes ou gris ou verts, les taches rouges des villages, des traits simples qui sont les chemins, des traits doubles qui sont les routes : en minces couleurs de lavis posées à plat.
Le district, et eux au chef-lieu, sur sa frontière, où ils attendent, tournant le dos à l’eau et à ce quatrième côté qui ne compte pas, non utilisable ; – face au pays des hommes, aux lieux habités d’où ça va venir, et ils regardent encore si, des fois, ça ne viendrait pas : rien ne venait encore.
Et ceux qui se sont tenus là d’abord ont eu le temps de s’en retourner, et d’être remplacés par d’autres : toujours rien. Comme si c’était peint sur du papier ; rien, ça ne bouge pas, ça ne parle pas, ça se tait, c’est comme rentré sous terre, dimanche ; personne dans les vignes, personne sur les chemins. Deux heures sonnent à l’horloge.
Ça a commencé par un bruit de tambours.
Les villages sont facilement comptés. Une route passe dans chaque village et, ou bien c’est toujours la même, ou bien elles se rejoignent. Quelques-uns vont venir d’en haut, c’est-à-dire de dessus la crête : quelques-uns d’à mi-mont, quelques autres de plus bas. On compte facilement ces villages tant c’est nu, c’est dépouillé, c’est lisse à l’œil comme quand c’est peint : il y en a un, deux, trois, quatre, cinq : en plus de quoi, quelques groupes de maisons isolées, quelques tours en ruines.
Cinq villages, ce qui fait cinq communes. Et rien encore. Puis il semble qu’on a entendu le tambour. C’est quand les gens d’en bas se sont dit : « Tu as entendu ? » — « Non. » — « Je te dis que si, moi… Écoute… ».
Et on ne peut pas voir, parce que c’est trop loin : c’est là-haut, dans le village de tout là-haut, sur la crête, à votre gauche : là où ils ont le Globe et la Croix[3], et voilà qu’ils ont élevé au-dessus de leurs têtes le globe et la croix.
Ils les ont levés devant eux au-dessus des murs bordant la route et de derrière l’angle de la dernière des maisons : les tambours sont en tête, ensuite vient la fanfare ; eux, ils marchent derrière la bannière dans leurs habits noirs du dimanche, ils marchent derrière l’écu où il y a le globe peint dessus et il y a la croix peinte dessus. Le syndic, le président du conseil communal, la municipalité ; ensuite les demoiselles d’honneur et les tireurs, sur la route, là-haut, à gauche, – tandis que plus bas, sur la droite, viennent à présent les Trois Sapins Verts.
Ça vient ; on ne voit rien encore : ceux d’en haut vont de gauche à droite, ceux de plus bas de droite à gauche, mais on ne voit rien. Derrière le Globe et la Croix, derrière les Trois Sapins qu’ils ont, ces autres, et eux aussi leurs demoiselles d’honneur en blanc, qui sont huit, dont Mathilde, marchant deux par deux. Et à présent qui paraissent deux par deux tenant des fleurs, sortent de l’ombre, dans leurs robes blanches, sous leurs beaux cheveux, – les femmes qui nous sont promises après nos peines, les femmes qui seront à nous une fois, à nous ou à toi, avec qui tu seras au lit en récompense, et tu lui donneras un baiser, puis un baiser, puis un troisième, plus appuyé.
On n’avait rien vu encore ; puis : « Eh ! tu vois ?… »
— Une, tu vois ?
— Deux.
— Trois…
— Où ça, la troisième ?
Cette fois, c’est dans le village du milieu ; et ça en fait trois, en effet, trois bannières, qu’on distingue au-dessus des murs : et celle-ci porte le Cep chargé de fruits.
Et voilà que ça en fait quatre, à présent, puis voilà que ça en fait cinq ; ça vient peu à peu, ça se rapproche, ça grandit : à présent on distingue très bien au-dessus des murs les têtes, le haut des corps, les instruments nickelés, les bannières aussi qui penchent vers vous et vers ici.
Alors il y a eu ceux d’ici, ceux de la grosse Grappe remplissant à elle seule l’écu sur son étoffe, – à un moment donné, signal : un coup de canon ; les cloches.
Ceux d’ici, et quand ils ont vu que les autres cortèges allaient se réunir : alors ils ont formé le leur ; les pompiers courent avec leurs cordes, refoulant le monde dans le bord des rues et sur les trottoirs, ceux qui n’arrivent pas à s’y loger repoussés jusque sur la place ; le canon tire, les cloches sonnent, la fanfare éclate ; cloches, canon, et unité.
Les fenêtres viennent dehors par le débordement des têtes. Dans le cadre en grès usé, trois étages, trois, quatre étages de figures. Les façades des maisons ont comme des soubassements de corps. À peine si à certaines places on aperçoit encore le pavé, des fenêtres, tant il y a de ces drapeaux, de ces écussons, de ces guirlandes. On ne sait plus si c’est le courant d’air ou bien le bruit qui fait qu’elles balancent ainsi, en même temps que balancent les cloches et le canon tire en mesure. Tout le pays se vidant d’hommes vers ici comme quand l’eau descend d’un toit, et ici ils sont recueillis, parce que c’est ici le milieu et c’est ici que ça finit, devant le lac mis là pour faire plus beau encore, et qui est plein de bateaux, plein de barques, vus entre les gros troncs courts des ormes, les troncs moins gros, plus élevés des peupliers. Et, au-dessus des toits, quelqu’un, et dans le ciel encore quelqu’un qui regarde, un aéroplane ; et en arrière alors, assis en rond, le mont, tout salué qu’il est et parcouru qu’il est, tout caressé par la musique, les sonneries, ou bien quand le canon comme une grosse bulle de savon vient crever contre les murs des vignes…
C’est alors qu’on a vu des fenêtres le pavé se mettre à avancer doucement, à glisser, à couler dans la direction de la place : on a battu des mains, on a crié bravo. Du blanc, du noir et blanc, et puis encore du blanc. « Bravo ! Mesdemoiselles. » Et puis du rouge et du blanc. « Bravo pour le Globe ! » Et puis « Vive la musique !… » mais cette fois on n’a rien entendu et il y a seulement les bouches qu’on a vues s’ouvrir, tellement tout a éclaté, en même temps qu’on était ébloui, tellement ils avaient bien fourbi leurs instruments, qui ont passé dans le soleil, entre deux toits ; – puis des chapeaux se sont levés : « Vivent les Sapins ! » puis : « Vivent les Demoiselles ! » leurs bas minces, ces fins souliers en peau, et tenant la tête levée, riant, remerciant d’un signe, et on leur a jeté des fleurs…
C’était tout blanc…
Puis, de nouveau, c’est noir, avec des chapeaux de paille et des tubes, pendant que ça coule toujours, ça va toujours d’un même mouvement, en mesure, du même pas, dans le même sens, et ça va.
Dans le bout de la place, du côté du levant, sont les chevaux de bois et les tirs de pipes ; à l’autre bout, la cantine.
Une ordonnance de police avait interdit aux chevaux de bois de tourner et aux tirs de pipes de fonctionner, pendant la cérémonie. La foule faisait silence, la dernière fanfare s’est tue. On a entendu un cygne battre des ailes, puis prendre son vol, faisant siffler l’air, au-dessus de la baie. Dans les arbres, les moineaux, qui avaient été dérangés, sont venus reprendre leurs places. Et on a entendu aussi le lac, bien qu’il fût sans vagues, mais, même par les temps les plus tranquilles, un mouvement se fait à sa surface, comme quand une poitrine respire : il va vers en haut, va vers en bas, va vers en haut.
On a entendu le lac, pendant que tout le monde se taisait. Le premier orateur se lève.
Vignerons…
Il y a là-haut Besson, celui d’où la poésie provient et que la poésie a quitté ; on ne va plus avoir besoin de lui : alors, en ce même moment, il se prépare à s’en aller.
Ils sont ici devant l’estrade où il y a une grande table ; on a entendu le lac ; sur l’estrade, le premier orateur s’est levé.
Le premier orateur se lève, tandis qu’autour de la table, en demi-cercle, il y a les demoiselles, leurs mains tenues l’une sur l’autre, leurs bras allant en travers d’elles, leurs beaux bras nus.
Remerciements
Le téléchargement de cet épisode et la transcription complète sont disponibles sur www.odiolab.ch/series/entre-ombres-et-lumiere/
Merci à la Bibliothèque Numérique Romande pour la mise à disposition du texte traduit de l’allemand, et à Wikipedia pour la mise à disposition de l’illustration.