Charles Ferdinand – dit ‘CF’ – Ramuz dans Passage du poète: Besson le vannier arrive au printemps dans un village du Lavaux, à côté de Lausanne, surplombant le Lac Léman. Il vient y travailler le temps d’une saison. Sur son passage, on rencontre plusieurs personnages, du fossoyeur jusqu’à Mathilde et sa robe neuve en passant par Congo, à la charge de la commune, Gilliéron dans sa cave, Bovard dans sa vigne… Chacun est pris dans ses soucis. Besson, avec sa tranquillité silencieuse, s’intègre sans s’intégrer. Ce sont les autres qui modifient leur regard sur leur quotidien. L’été fini, une fête des vignerons rassemble tout le monde, et Besson s’en repart dans le silence de la nuit.
Dans le 6e et avant-dernier épisode de cette série sur CF Ramuz, écouter les passages suivants d’un de ses livres préférés, ‘Passage du poète’ :
– chapitres 12 et 13
Transcription ci-dessous:
Chapitre 12
On voit, en ce mois de juillet, qu’on a eu raison de bâtir serré le plus qu’on a pu, avec la moitié des maisons sous terre.
Mlle Ducimetière la couturière se réjouit d’être dans une chambre où le soleil n’est jamais entré, avec son apprentie et une réassujettie[2] (comme on dit ici), une machine à pied et une machine à main ; et aussi, heureusement, beaucoup d’ouvrage, parce qu’il y a cette fête qui se prépare pour le mois d’août.
Le bruit des deux machines tournant en même temps se fait entendre ; puis il n’y a plus eu que le bruit de l’une des deux, celle à pied, puis de nouveau le bruit des deux pendant que les hommes viennent, la lance de cuivre sous le bras.
Pendant ce temps, sur la place, Besson continue à faire ses paniers, disant le pays et le refaisant, mettant les lignes de l’osier l’une sur l’autre, comme l’écrivain ses vers ou sa prose ; – disant le pays et ses murs par les tiges de l’osier dont il met les unes en travers et les autres viennent s’y nouer ; – sans qu’on sache, sans qu’on s’en doute, bien tranquille et silencieux, sur la place, sous les platanes, tout seul dans sa chemise grise et avec son tablier vert, faisant bouger ses mains au-dessus de son tablier vert.
Midi sonne.
On entend crier : c’est les enfants qui sortent de l’école. Il y a le bruit des socques sur le pavé. Besson fait toujours ses paniers : alors les enfants s’arrêtent. C’est quand toutes les cheminées fument, quand l’odeur de la soupe vient dehors avec la vapeur. Et Besson tout à coup, levant la tête, à un des petits :
— Ça te plairait, cet ouvrage, à toi ?… Eh bien, quand je m’en irai, veux-tu que je te prenne avec moi ?
L’autre, qui est gêné, baisse la tête, devient tout rouge, n’ose pas dire non, – et deux hommes qui viennent encore avec la hotte, et c’est midi ; deux hommes encore dans la ruelle dont ils prennent toute la largeur, qui viennent, et on voit luire au-dessus de leur tête le manche des outils que leurs mains ont poli.
Mlle Ducimetière, qui est assise près de la fenêtre, porte une seconde les yeux de côté, puis les a remis à son aiguille, pendant que Besson remet les siens sur ses paniers.
Et ça va comme ça jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne ; alors il y a eu une grande assemblée de moineaux dans les platanes, où ils se sont posés sur la pierre des branches, mais ils commencent à être cachés, parce qu’une grosse feuille par-ci par-là y pend comme si dans la pierre poussaient des plantes.
Ils ont une grande réunion en même temps qu’ils parlent tous ensemble, se demandant où est le vieil homme au tablier vert qui tout à l’heure était installé entre les troncs.
Il y a dans l’ombre ronde, l’ombre ronde et claire, toute percée de trous comme une grosse éponge : ils ne savent pas bien ce que c’est de là-haut, ils se sont d’abord méfiés, mais c’est quelque chose qui ne bouge pas, alors ils se rapprochent de plus en plus, penchant la tête pour mieux voir.
Dans l’ombre, avec des taches de soleil dessus, ces paquets de verges, comme celles dont on se sert pour fouetter les enfants, rouges ou vertes, ou blanches comme de l’os et trempant dans l’eau d’une seille, – regarde voir. Et ça ?
Il a oublié son couteau peut-être, il a renversé son tabouret en partant ; non, c’est exprès.
Et puis ça ?
C’est son mouchoir de poche. À grands ramages jaunes sur fond rouge.
Midi.
Mais, dès les une heure, on repart ; et retour à sept heures, à huit heures du soir.
Le bel ordre que c’est comme dans une horloge. Comme quand on tire sur des poids, et le mécanisme obéit. Les petites filles sur les chemins grimpent ou descendent, disant que c’est quatre heures avec leurs paniers couverts d’un linge blanc, d’où sort à chaque bout le cou des bouteilles ; allant le plus vite qu’elles peuvent sur les petits sentiers raboteux, difficiles, par ces durs escaliers de vignes ; puis, pour revenir, elles vont un peu moins vite, regardant dans les buissons s’il n’y a pas déjà des mûres, sans attendre qu’elles soient noires parce qu’elles les aiment mieux vertes.
Le poète a passé. Et en bas tout va. Et en haut tout va.
Sur le cadran du ciel avec ses chiffres, on a vu tourner bien régulièrement la grande aiguille et la grande aiguille pencher toujours plus.
Ils ont eu encore un moment le soleil en face d’eux pour le retour sur leurs corniches. Ils ont été pendus dans l’air là, un moment, allant sur un mur dans le vide. Allant l’un derrière l’autre sur le mur, avec une voile au bout du bras, à la corne de leur épaule une montagne, et quelque chose comme un peu de ciel dégouttant en plus épais autour de l’aile de leur chapeau.
Ils montent un peu à cause du mur qui monte, ils entrent davantage dans le ciel qu’ils déchirent, agrandissant de plus en plus la déchirure ; puis, prenant par un escalier au flanc du plus haut de ces murs d’ici, par la porte de fer pas encore fermée à clé, ils sont arrivés sur la route.
Là, ils ont eu le soleil en face d’eux dans son dernier moment de chute, quand il regarde avec un visage tout à fait dressé de côté, semble hésiter un instant, le fait bouger par petites secousses, – puis, comme s’il était appelé, tout d’un coup…
Et eux, sur leur poitrine, il y a ce changement d’éclairage ; ils ont été repeints à neuf. Alors est-ce qu’ils sont bien trois, parce qu’ils sont tous les trois le même ? Peints pareillement du dehors : les différences, s’il y en a, sont dessous et ne comptent plus. Ils entrent à trois dans le café rose et il semble que ce soit le même homme qui entre trois fois. Ils se mettent à la même table. Ils lèvent en même temps leur verre. Ils trinquent en même temps et les trois verres ne rendent qu’un seul son. On ne sait pas quel est celui des trois qui parle, quand ils parlent, on ne sait même pas s’il parle ou bien si ce n’est pas encore le bruit du racloir dans les vignes, tellement tout se tient. Et, tout à coup, les trois ensemble, ils se tournent vers le coin de la pièce où il y en a un qui est seul, où il y en a un qui n’est pas avec eux et est à part, et il ne faut pas.
Ça gâterait tout. Ils disent : « Ça gâterait tout !… Hé ! là-bas, qui es-tu ? »
Puis : « Ah ! c’est toi, Lambelet ! alors qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ? Viens vers nous… tu nous expliqueras ça… »
L’autre n’a pas l’air de vouloir venir d’abord et ne bouge toujours pas, se tenant dans son coin les coudes sur la table : c’est un jeune homme, un tout jeune homme, vingt-deux ans peut-être, vingt-trois ans. « Lambelet ! Hé ! Lambelet. Tu ne veux pas ? » Et, comme ils ont fait avec Gilliéron, ils vont le chercher, l’ayant pris par le bras, l’ayant pris par le bras et amené : « Allons, arrive ! Et à présent explique-nous… » l’ayant assis au milieu d’eux, puis tout à coup : « Non ! ne dis rien… »
— Ne dis rien, Lambelet, tais-toi… Montre-nous seulement ta figure…
Ils le forcent à lever la tête, ils rient : « Oh ! si ce n’est que ça ! »
— Oh ! si ce n’est que ça, Lambelet… Une fille… cette Mathilde, rien d’autre ? pas autre chose ?…
Et puis, l’ayant regardé :
— Non, c’est bien tout… Alors viens seulement avec nous, on ira vers elle, on ira ensemble.
L’ayant fait boire, lui aussi, parce qu’il avait ses trois décis à lui et son verre, mais ils ont été les chercher : alors il y a eu quatre verres, et puis ils ont trinqué et il n’y a plus eu qu’un verre.
— Et tu vois, Lambelet, on a tout deviné.
Ils lui disent :
— On est toi, tu es nous… On te lit dedans, on te prend, tu n’existes plus, nous non plus… Santé !… Et puis, on ira la trouver, n’aie pas peur, on ne te quitte pas… Tu veux ? bien sûr que tu veux !
Puis, parce que le jour s’en va, ils ont dit : « Eh bien, en route… » ils sortent.
Et Lambelet est avec eux, Lambelet est au milieu d’eux. Il n’y a plus eu de Lambelet. Il est entré dans les trois qu’ils étaient, ce qui en fait quatre, mais un. Ils marchent l’un à côté de l’autre, tenant toute la largeur de la route, on ne les a plus distingués ; c’est la ressemblance des corps, il n’y a plus de différence et c’est la communication des cœurs et ils ne sont plus séparés…
Temps où les jours ne veulent pas finir dans un ciel qui est jaune et vert avec une première étoile.
Elles attendent cette heure-là, et qu’il n’y ait si possible plus personne dans les vignes, étant sans bas et sans corset, – rien qu’une robe sur le corps, les pieds nus dans des espadrilles.
Elles tiennent roulé dans le linge leur costume, et s’arrangent pour être quatre ou cinq, sous cette première étoile qui est Vénus, à ce qu’on dit, et ce ciel jaune et vert, ce ciel de deux couleurs, ce ciel comme un drapeau.
Elles s’arrangent de façon à être plusieurs pour descendre et vont vite ; le village les a laissées tomber, s’étant entr’ouvert, à la pente, tandis que, l’une derrière l’autre, elles dégringolent le chemin.
Heureusement qu’il n’y a plus personne.
Elles arrivent déjà au-dessus du raidillon, là il y a ce second groupe de maisons, le chemin tourne : toujours personne.
Mais, comme elles viennent de prendre le tournant, tout à coup : « Calamin ! Calamin, mon Dieu ! »
Calamin, lui, monte le chemin ; il étend les bras :
— Pas trop vite, mesdemoiselles !…
Il dit :
— Vous ne passerez pas avant que ce soit oui… Parce que vous allez me prendre avec vous, mesdemoiselles… Un bain, ça fait toujours du bien.
— Défense de passer, qu’il dit… Est-ce oui ? est-ce non ?
Il dit :
— C’est non ? Eh bien, on ne passe pas…
Comment est-ce qu’elles ont fait pour passer quand même ?
Il faut dire que Calamin n’est jamais très solide sur ses pieds. Elles se sont poussées l’une l’autre en avant, il est allé donner des épaules contre le mur ; elles ne sont déjà plus là.
Lui, d’ailleurs, ne se fâche pas ; il est resté où il était, c’est plus commode. Et, d’où il est, il leur tire son chapeau :
— Tant pis, ce sera pour une autre fois.
Leur tirant un coup de chapeau, et puis pas seulement à elles, mais aux choses en général : les murs, le mont, saluant les murs et les vignes, saluant les choses tout autour de lui, saluant le pays en rond.
Tandis qu’un éclat de rire, là-bas, lui a répondu et il est resté seul contre son mur…
Elles sont descendues l’escalier ; elles ont traversé la route, la voie ferrée ; elles ont vite encore, en arrivant, regardé du côté de la baie, parce que souvent les pêcheurs y sont encore, alors ils font exprès de ne plus s’en aller.
Mais il n’y a plus de pêcheurs, il y a que c’est seulement bien lisse, bien tranquille, sur cette belle eau de deux couleurs comme le ciel et elle aussi comme un drapeau.
Elles ont été s’asseoir sous le saule. C’est le temps où les jours ne veulent plus finir. Le soleil a attendu tant qu’il a pu avant de nous quitter. Le sable est encore tout habité par lui ; il n’y a plus de soleil au ciel, mais il vit encore dans le sable et dans les galets plats où il est, où il se maintient et qui sont brûlants sous les pieds comme des fers à repasser.
Elles lèvent rapidement l’un après l’autre leurs pieds nus, en même temps qu’elles ont encore jeté un regard tout autour d’elles. La baie est là avec la ligne des maisons au fond et les peupliers dont l’image noire retournée est comme des tombereaux de nuit qu’on serait venu vider dans l’eau. Et toujours rien, toujours rien que la baie et l’étoile au ciel, cette seule étoile : alors elles sortent un bras de leur robe, sortent l’autre ; – neuf heures, temps où les jours n’en finissent plus, il fait jour encore, il y a encore un reste de jour, – les deux bras, puis les épaules, sous le saule, ne se parlant plus, et silence partout.
Il n’y a qu’une étoile au ciel, mais il y a sur le mont comme si toutes les autres y étaient tombées.
Une première fille s’est avancée ; elle a un costume rose. Une deuxième s’avance dans un costume qui semble noir, parce qu’on ne voit plus bien les couleurs. Elles ont été deux, elles ont été trois ; la troisième est en chemise. Elles tiennent les bras écartés, à cause des pierres pointues. « Aïe ! aïe ! » les pierres leur font mal aux pieds. Balançant les bras et puis : « Aïe ! » tandis qu’elles vont, sombres contre l’eau pas encore tout à fait éteinte, dans le beau soir et vers la belle nuit, et elles balancent les bras comme le danseur de corde sur sa corde.
L’une d’elles s’est retournée :
— Tu viens, Mathilde ? dépêche-toi !
Parce que Mathilde est encore sous le saule, et Mathilde :
— Est-ce qu’elle est bonne ?
— Tu n’as qu’à venir essayer.
Alors Mathilde vient à son tour, tandis que les autres se retournent : alors elle est vue autrement, et non plus contre l’éclairage, mais éclairée, avec sa peau qui est d’une couleur, ses bras, ses jambes, son cou, sa tête d’une couleur, son corps d’une autre encore, – qui se hâte, elle, parce qu’on l’attend.
Mais elle s’arrête :
— Qu’est-ce qu’on entend ?
En effet, qu’est-ce qu’on entend ?
Alors, toutes les quatre, elles reviennent en arrière, quand il y a eu ce bruit dans le mont comme si le mont se réveillait : un drôle de bruit, dont on ne sait pas s’il vient de près ou de très loin, on ne sait pas bien ce que c’est, ni où il va, ni d’où il est parti ; puis elles se mettent à rire : c’est le garde-voie sur sa draisine, le garde-voie qui fait sa tournée d’inspection comme chaque soir, quelqu’un de peu dangereux, parce qu’il ne peut pas quitter sa machine, ramant des deux bras dessus.
— Et puis si c’est celui qu’on croit, tu sais qu’il n’a qu’un œil… Est-ce seulement le bon qui est de notre côté ?
Il n’a qu’un œil, l’autre est crevé. Et elles sortent à nouveau, et elles l’ont vu là, un peu au-dessus d’elles, allant le long de la ligne, sous les poteaux du télégraphe, sur sa machine, – qui passe, sans se tourner vers elles, qui est devenu plus petit : et peu à peu on le voit qui s’en va.
Elles ont même eu envie de l’appeler.
— Hé ! là-bas l’homme…
Comme elles ont fait, mais il n’entend pas : il fait trop de bruit. Et puis c’est un métier où on n’a pas le droit de se laisser distraire.
— Tant pis pour lui !
Peut-être qu’elles sont un peu fâchées.
Et tout à coup voilà qu’elles aussi se sont mises à faire le plus de bruit qu’elles ont pu dans toute cette tranquillité.
Elles ont à présent des costumes noirs quand elles se montrent, ou bien plus de costumes du tout tellement ils collent de partout, – nues comme dans le commencement du monde. Il y a sur l’eau comme quand le pêcheur vient de lancer sa ligne et l’hameçon avec l’appât descend, mais pas le bouchon. Avec la main on dérange une étoile, et on ôte une étoile comme si on cueillait une fleur. Doucement, les bras, les jambes. Du bout du pied on tâte le moelleux d’en bas, connaissant qu’il n’a pas de fin, et on est perdues dans de l’épaisseur, s’étant débarrassées du poids de sa personne. Une à présent qui fait la planche ; une autre qui s’est mise debout. Et on entend un bruit alors comme quand il y a une bataille de cygnes : c’est quand elles s’envoient des paquets d’eau l’une à l’autre et le beau miroir autour d’elles est cassé en cent mille morceaux.
Le bruit qu’elles font les a empêchées d’entendre cet autre bruit dans les vignes, quand les garçons y ont dégringolé…
À ce moment, il y a un silence : à ce moment, une pierre du mur qui tenait mal tombe du mur.
Elles ont couru le plus vite qu’elles ont pu jusqu’au saule, jusque sous le saule ; elles s’y sont blotties, – plus rien.
Pendant que sur le mont les lumières s’éteignent, mais, pour chacune qui s’y éteint, une autre dans le ciel s’allume, comme si on tournait là-haut aussi les commutateurs.
Pendant qu’il n’y a plus qu’une seule couleur bleue sur l’eau, – pendant qu’elles se taisent là ; et puis l’une d’elles tout bas : « Mathilde ! »
— Sûrement que c’est lui, tu sais…
Et de dedans les branches et le feuillage, elles ne peuvent pas voir qui c’est, et ainsi elles n’ont pas vu qu’il y avait quatre têtes là-bas, quatre têtes qui sortent, s’étant d’abord tenues cachées, et regardent par-dessus le mur.
Chapitre 13
Cependant Bovard recommence. Il dit de nouveau, il ne peut plus s’arrêter de dire, à présent qu’il a commencé.
Il est devant chez lui avec deux visites sous la treille grimpant à des supports carrés.
On est enterré dans la pente, en même temps qu’elle se dérobe sous vos pieds tout de suite, ne laissant de place que pour la table peinte en vert, clouée sur quatre piquets.
C’est à côté de la porte du pressoir qui s’ouvre lui-même sur la cave, et la cave se trouve déjà à plusieurs mètres sous le mont, bien qu’elle soit de plain-pied avec nous.
Les deux visites sont sur le banc, le dos au mur ; et, pareillement à la treille, le mur est peint en bleu, en vert, en jaune, par larges taches qui semblent des commencements de personnages ou des restes de personnages, comme si on n’avait pas fini un tableau ou si le temps l’avait effacé.
Les deux visites sont sous de la peinture, sous des choses peintes, et contre la pierre, devant la table beaucoup plus longue que large ; mais, de l’autre côté de la table, il y a seulement le vide ; et tout l’espace est là, quand eux manquent de place, avec un verre posé devant chacun d’eux.
C’est là que Bovard a recommencé, Bovard qui ne peut plus se taire, ayant été d’abord chercher une bouteille, et c’est une bouteille de 19, c’est-à-dire ce qu’on a de mieux.
Il est venu, la tenant par le cou, ayant mis dans sa main toutes les précautions qu’il faut ; il pose la bouteille sur la table ; il tire de sa poche de gilet le tire-bouchon de nickel. Et alors commence la cérémonie du vin toujours la même, qui est qu’on remplit d’abord le fond de son verre, ce qui est un surcroît de politesse au lieu d’être une impolitesse comme on pourrait le penser, parce que c’est pour s’assurer que le vin qu’on va offrir est digne de ceux à qui on l’offre.
Cérémonie du vin, on remplit d’abord le fond de son verre, on goûte ; ensuite seulement on remplit les autres verres, comme Bovard a fait. Il a pris dans la poche de son gilet son tire-bouchon dont il met le levier d’équerre, et le bouchon vient sans effort portant écrit sur le côté son nom.
Il a pris son verre qu’il lève :
— Santé !
On lui répond :
— Santé !
Et les verres, qui vont à la rencontre l’un de l’autre, se touchent par le bord avec un son clair, comme si on sonnait les cloches de l’amitié, tandis que Bovard est entre vous et le vide, se tenant en travers de l’espace qu’il occupe en entier avec sa hauteur, ayant sous les pieds les maisons de la rive, qui sont comme des grains de gravier, ayant les jambes devant l’eau, ayant la Savoie derrière ses genoux comme si avec une règle on avait tiré une ligne. Plus haut sont les forêts, sont les rochers, plus haut il y a la neige ; mais le verre qu’il tient est encore plus haut, étant dans l’air et le soleil. Ainsi il a les jambes bien plantées, par en bas, mais la main et ce que tient sa main, sont plus haut que la terre, – après qu’il a trinqué, puis il a bu, puis il regarde de haut en bas dans le verre, puis il l’a levé à hauteur de son regard en même temps qu’il l’écarte de lui.
Il ne peut plus s’empêcher de dire à présent qu’il a commencé ; même quand il se tait, il parle.
Ça est parti d’en bas, ça est monté le long de lui et ça continue à monter le long de lui : à présent qu’il ne peut plus se taire, même quand il ne dit rien, et ce qu’il dit il ne le dit pas avec des mots, il le dit avec tout son corps.
Il est demeuré debout, il est entre vous et l’air, écrivant à mesure les choses qu’il dit sur l’eau, la montagne, le ciel ; – devant les deux visites, sous la treille, au pied du mur avec ses commencements de personnages, le mur au gros crépi où c’est comme si on avait aussi commencé de dire, mais lui va plus loin, debout devant le vide de l’autre côté de la table :
— Eh bien, il n’est pas mauvais ?
Les deux autres ont hoché la tête.
— Vous comprenez, quand on l’a fait soi-même, et c’est nous qu’on l’a mis au monde, nous qu’on l’a soigné, qu’on l’a élevé…
Il abaisse son verre ; il ne parle plus, il recommence à parler.
— Et il y a tout nous là dedans comme dans un enfant qu’on a…
Faisant voir de la tête autour de lui le mont, la pente, la pente du mont, la terre et les pierres, disant quand même et ne pouvant plus se taire, mais disant avec toute sa personne ce qu’il dit :
— Et c’est au commencement…
Il y a ce vin qu’il respire et il y a dedans ce qui est d’en bas, d’en dessous, là où se trouvent les racines ; il y a l’odeur et le goût ; il respire, puis il a goûté ; il goûte à nouveau avec lenteur, retenant le goût sur sa langue, le ramenant d’arrière en avant, le retournant sous le palais, le laissant alors repartir, mais pour l’arrêter encore une fois au point où il va disparaître ; et c’est à cause de ce qu’il y a dedans : toutes les choses qu’il y a dedans : alors il prend ces choses l’une après l’autre, s’étant tourné vers vous sans rien dire, mais il vous regarde et on comprend.
— Il y a la terre, a-t-il dit, là dedans…
Il regoûte…
— La terre, telle espèce de terre, telle nature de terre ; la terre, telle qu’elle était, puis telle qu’on l’a faite, changeant ses proportions, l’enrichissant, l’aérant, l’amenuisant, – avec tel dosage d’argile, de calcaire, de sable, telle proportion de matière meuble et de caillou : tout ça qui n’est encore rien… Ce qui est d’en bas, au commencement…
Et il dit : « Ce qui était avant qu’on soit venu et qu’on s’y soit mis, puis on s’y est mis ; alors il y a nous aussi, bien entendu, là dedans, nous et notre peine… »
Et ça monte au dedans de lui tout le temps et ça veut sortir, et ça devient des pensées dans sa tête, et elles vont toutes seules dehors, en sorte que, même s’il voulait s’empêcher de dire, il ne pourrait pas.
— Notre intelligence, parce qu’il y a alors le plant qu’on a choisi.
Il dit tout haut, comme ça :
— Heureusement qu’on a inventé l’américain, sans quoi qu’est-ce qu’on serait devenus ?… Et il n’y a pas que la nature, il y a encore nous autres et qu’on est allé contre la nature, parce qu’on invente les plants, on les mélange, et une moitié de l’un est mise sur une moitié de l’autre… Et, dit-il, il y a que tout le temps on est présents, afin de surveiller comment les choses se passent.
Il boit encore, il va rechercher dans le vin les éléments dont il est fait.
— On a dit à la sève : tu passeras par là et non pas ailleurs, tu passeras par où on veut, non pas par où tu veux…
Il a ri.
Et puis il voit que les verres sont vides :
— Je vous demande pardon, messieurs… Je m’oubliais.
De nouveau :
— À votre santé !
Quand il y a eu, de nouveau, sur trois notes, la sonnerie, comme si on sonnait encore une fois les cloches, dans l’air clair, avant qu’il continue ; et puis il a continué :
— Parce qu’à présent, a-t-il dit, gare à nous !… La terre, le cep, le cru et le plant ; et nous, bien sûr, nous tout le temps, les bras et la tête, la peine de faire, la peine de penser, – mais ce n’est pas tout.
Il boit. Il boit une grande gorgée :
— Il y a encore l’air. Il y a encore l’année. Il y a encore le temps qu’il fait.
Il boit, avec un claquement de langue :
— Là-dedans, voyez-vous, il y a les mois, il y a les jours : le temps qu’il a fait et le temps tout court. Une heure qui vient et puis une heure, les matins, le soir, quand c’est midi. Il y a tout là dedans, qu’il dit, le climat et ses changements : l’humide, le chaud, les retours de froid, le trop mouillé, le trop de sécheresse ; le trop de pluie ou pas assez, et trop précoces ou trop tardives, la grêle, les gelées… Il y a tout… Et pas seulement quand le raisin est encore sur pied, mais ce qui est autour de lui ensuite ; parce que quelquefois il fait trop chaud après la vendange, alors la fermentation se fait trop vite ; quelquefois il ne fait pas assez chaud, alors elle ne se fait plus, – les soucis, comme pour l’enfant, après les neuf mois, parce qu’il n’y a pas que les neuf mois qui comptent, c’est même ensuite que tout commence : alors il faut encore des soins et de l’amour, plus de soins et d’amour que jamais. Seulement aussi, a-t-il dit…
Et il commence de nouveau à lever son verre, levant son verre de plus en plus…
— Quand tout va bien, quand on a réussi…
Levant son verre de plus en plus ; – et, parce qu’il lève son verre, il lève dans le jour du jour ressuscité ; il lève dans la transparence une transparence plus grande. Il lève dans la lumière passagère une lumière définitive et fixe, dans le soleil voilé, un soleil sans nuage, un soleil plus jamais obscurci, un soleil qui ne s’en va pas ; tiré du temps, soustrait au temps.
Ayant été ainsi de bas en haut, et jusqu’ici ; puis il voit qu’il ne va pas pouvoir aller plus loin :
— Parce qu’ensuite, comme il a dit, ayant levé son verre un peu plus encore, – ensuite c’est là-haut. Et là-haut, à présent, c’est au-dessus de nous. Et ça est parti d’au-dessous de nous, mais à présent ça nous dépasse.
Il s’est tu, il baisse la tête ; les deux autres ont fait comme lui. Ils se tiennent tous les trois silencieux, la tête baissée, devant ce qui est plus grand que nous.
L’esprit, qui est là-haut, et nous élève à lui, mais seulement s’il veut.
S’il veut, l’esprit, et non pas si on veut. Hors de la nuit, hors de nous-mêmes. Jusqu’au parfait contentement, hors des tristesses, hors des soucis. Jusqu’à l’union, hors de la désunion ; jusqu’à la communion des hommes, hors de la séparation des hommes. Jusqu’à la vie, hors de la mort.
Remerciements
Le téléchargement de cet épisode et la transcription complète sont disponibles sur www.odiolab.ch/series/entre-ombres-et-lumiere/
Merci à la Bibliothèque Numérique Romande pour la mise à disposition du texte traduit de l’allemand, et à Wikipedia pour la mise à disposition de l’illustration.