Charles Ferdinand – dit ‘CF’ – Ramuz dans Passage du poète: Besson le vannier arrive au printemps dans un village du Lavaux, à côté de Lausanne, surplombant le Lac Léman. Il vient y travailler le temps d’une saison. Sur son passage, on rencontre plusieurs personnages, du fossoyeur jusqu’à Mathilde et sa robe neuve en passant par Congo, à la charge de la commune, Gilliéron dans sa cave, Bovard dans sa vigne… Chacun est pris dans ses soucis. Besson, avec sa tranquillité silencieuse, s’intègre sans s’intégrer. Ce sont les autres qui modifient leur regard sur leur quotidien. L’été fini, une fête des vignerons rassemble tout le monde, et Besson s’en repart dans le silence de la nuit.
Dans le 4e épisode de cette série, écouter les passages suivants d’un des livres préférés de CF Ramuz, ‘Passage du poète’ :
– chapitres 8 et 9
Transcription ci-dessous:
Chapitre 8
Besson, pendant ce temps, est de nouveau sur la route.
Il a travaillé encore, ce matin ; après quoi, il a pris sa hotte comme un enfant entre ses bras, il passe dans les courroies l’épaule droite, l’épaule gauche.
Il dessine la ligne du mur en passant derrière, à cause de sa partie claire qui est aussi sa partie d’en haut ; on voit qu’il a pris la côte en travers, s’élevant toujours plus par une pente égale.
Là-bas, et presque à la même hauteur que la route, Bovard est sur son promontoire ; Bovard se redresse, il lève la tête un moment, il devient silencieux. L’outil s’est tu entre ses mains, tandis qu’il lève la tête et regarde. Un autre alors, au-dessus de la route, sort d’entre les feuilles comme le nageur, il sort avec son dos d’entre les feuilles gardant ses jambes enfouies, il se retourne, et lui c’est, d’en haut qu’il regarde.
Ce qui passe, ce qui va.
Ce qui quitte l’un pour aller à l’autre. Ce qui réunit.
Eux, immobiles chacun dans son carré de murs, chacun sur sa marche d’escalier, et étagés ; et lui qui alors a le mouvement et est comme un message de moi à toi, de nous à vous. Le soleil le marque en clair et en brillant. Chacun se redresse, et regarde, et lui va : alors la route arrive à une place où il y a un repli dans le mont ; là on voit qu’il y a des arbres, les cyprès qui montent tout droit comme des colonnes noires, des saules pleureurs au feuillage clair, allant en sens inverse, étalés.
C’est qu’ils veulent que leurs morts soient couchés bien à plat sous la terre, quand ils les y couchent pour toujours. Ils veulent que leurs morts soient comme dans un lit, ils ont choisi la seule place où il y ait une assez grande épaisseur de terre pour les mettre, comme il est convenable, la tête pas plus haut que les pieds. Ailleurs, sitôt qu’on creuse, on rencontre le roc ; ailleurs la pente continuellement se tient droite : c’est ici, dans ce repli, dans cette poche, après le tournant de la route, et on aperçoit par la grille les croix de marbre, de l’herbe, de la pervenche, comme Besson a fait, tournant un peu la tête, et puis il a passé…
Lui, on ne l’a pas vu tout de suite. On ne savait même pas qu’il était là. Longtemps, il avait été comme disparu du monde. Longtemps, il a été dans son trou, descendant à mesure qu’il en fait descendre le fond davantage : un trou aux bords nets, bien tranchés, aux lignes bien droites et d’équerre, faisant quatre angles égaux, comme une porte, dont on s’étonne seulement qu’elle soit si étroite en proportion de sa longueur. Une porte faite de manière qu’on ne puisse jamais y passer deux de front, faite pour une seule personne ; une porte par où on descend, par où on ne peut que descendre, et lui le premier y est descendu.
Besson passe.
Lui, a été ôté du monde comme nous le serons, nous aussi, chacun notre tour, ne connaissant plus l’air, ne goûtant plus la bonne chaleur du soleil, ni sa douce lumière ; étant dans la nuit, dans le froid, dans l’humidité, hors de l’air ; au-dessous même des racines des arbres, sous la vie.
Seule la lame de la pelle s’est encore allumée une fois pour s’éteindre ; mais les oiseaux ne se dérangent pas, ni même les lézards qui se chauffent sur les dalles.
Une pelletée de terre de nouveau dégringole au flanc du tas par les plus grosses de ses mottes : mais ni le pinson, ni le merle, ni la grosse femelle merle grise posée sur une couronne de perles ou la pie de deux couleurs en train de sautiller dans l’allée.
Besson passe. Besson a passé.
Ayant jeté, en passant, un regard entre les barreaux de la grille sans apercevoir personne, puis ayant continué, – pourtant c’est à ce moment, et comme il vient de tourner l’angle du mur.
La pelle a été lancée, la lame en l’air, hors du trou ; une tête s’est montrée.
Le dessus d’abord d’une tête aux cheveux tondus ras qui laissent voir la peau plus foncée : – comme ils feront, un jour, avec la tête, écartant les mottes de dessus eux, soulevant de la nuque la dalle de leur tombeau.
Un dessus de tête brûlé de soleil, en sorte que les cheveux sont plus clairs que la peau.
Elle monte par à-coups, par secousses, cette tête, avec des arrêts, à mesure que l’homme met le pied plus haut contre les parois de la fosse, – comme ils feront un jour, venant aussi dehors avec peine, venant peu à peu ; – deux épaules dans une chemise en flanelle coton de couleur grise.
Lentement, dans le jour, dans la bonne chaleur, dans la lumière, hors de la mort, – avec sa chemise, puis on l’a vu qui a posé un de ses genoux, son autre genou à la surface de la terre, ne la touchant plus ainsi que du côté d’en bas, par un de ses bouts ; on a vu sa ceinture de cuir noir, puis son pantalon qui est en futaine marron, parce qu’à présent il est debout, – comme ils feront eux aussi une fois, ceux qui auront été choisis, lentement, difficilement : parce qu’il a dû s’aider des mains et il n’est pas encore très assuré sur ses jambes : – comme eux, comme eux-mêmes seront, à cause que tout viendra contre eux à la fois.
Ils ferment les yeux. Ils s’avancent en tâtonnant. Ils bougent les mains devant eux comme quand on apprend à nager. Ils respirent mal de trop d’air, ils ne voient pas bien de trop de lumière ; ils croient d’abord qu’ils rêvent par excès de réalité. Il faudra qu’ils apprennent de nouveau à marcher, apprennent à respirer, apprennent à voir, apprennent à croire à ce qu’ils voient, pendant qu’ils balancent, butent, tombent, se relèvent ; – comme lui, comme lui, sorti de son trou, qui vient, et il ne se tient pas bien droit, on dirait tout le temps qu’il va tomber.
Le fossoyeur doit se protéger la vue contre le monde qui a été porté tout entier contre lui ; et les choses les plus proches sont les premières qui sont sorties avec leur forme et dans leur contour, cependant qu’il s’est penché dans l’ombre du mur sur les petites feuilles toujours vertes des pervenches qui sont comme s’il avait plu dessus ; elles ont des fleurs violettes ou des fleurs blanches, et une fois viendra où elles auront des fleurs pour toujours.
Il va à son panier, qu’il a caché dans les pervenches dont il a écarté les feuilles de la main ; ensuite il écarte le linge blanc qui le couvre.
Il monte sur le mur, il s’y assied, les pieds pendant dans le vide, et le monde au-dessous de lui a été se refaisant peu à peu.
Le monde se balance encore légèrement par ses masses, son ciel, ses montagnes, son eau ; puis les choses viennent se mettre en place, se soudant l’une à l’autre étroitement.
Tandis que, lui, est là, assis les pieds dans le vide, se réjouissant simplement des bonnes choses retrouvées ; et, ayant maintenant porté ses yeux de tout côté, il a pu voir sur la route la haute colonne blanche des corbeilles et des paniers disparaître à un tournant.
Un homme s’est dressé encore entre les souches, un homme, puis un autre, puis un autre encore, étant pris jusqu’à mi-corps dans le vert comme dans une inondation.
Ils pendent les uns au-dessus des autres, parmi leurs murs, contre la côte, qui tombe là, d’un seul mouvement, jusqu’à l’eau ; ils se tiennent de la main à la terre quand ils y montent sans avoir besoin de se pencher.
Besson s’avance le long des bancs de rochers qu’on a dû entailler pour y loger la route ; alors on voit encore dans ces bancs les trous de mine pareils à une moitié de canon de fusil de gros calibre et montrant leur dedans lisse sous le doigt parmi les cassures de l’éclatement.
Il y a cette cascade de murs où même l’œil ne peut pas s’arrêter, roulant de ressaut en ressaut jusqu’au dernier surplomb d’où il lui faut s’élancer dans le vide.
La roche à vif est à la gauche de Besson et chauffe ; l’air est à votre droite et vous rafraîchit. Lorsqu’il passe, on lève d’en bas une tête qu’il faut lever beaucoup et renverser ; lorsqu’il passe ici comme dans les airs où il est au-dessus de vous et a été comme un nuage, les jolis, les petits, les blancs, les floconneux de quand le temps se met au beau.
Il tient ses pouces sous les courroies. On voit venir une maison rose, accrochée au-dessus du vide, devant la boîte de l’air bleu, à laquelle l’épaisseur même de ce bleu sert de fond.
On a vu venir le rose des murs, où il y a de chaque côté des fenêtres un contrevent peint en vert sous un toit à deux pans, et une petite terrasse est supportée par un grand mur.
Un cheval attaché sur le côté de la maison tour à tour avance la tête vers le vide, et la retire en hennissant.
Dans la salle à boire, un homme est assis tout seul devant sa chopine en verre blanc.
L’air entre par l’ouest, et la vue par l’ouest, et la vraie lumière ici vient d’en bas, c’est pourquoi elle est au plafond.
Besson a heurté du poing à la porte d’entrée, d’ailleurs grande ouverte et dont l’unique battant est poussé contre le mur. « Y a-t-il quelqu’un ? »
Il est celui qui offre aussi une espèce de marchandise qui peut s’acheter pour de l’argent, et frappera aux portes, connu de loin pour ce qu’il est et répétant sa même phrase sur le perron d’une ou deux marches, à côté du racloir usé dans le milieu, – et en même temps le soleil vient d’en bas ; c’est le plafond de la salle à boire qui est éclairé, et non le plancher.
L’autre soleil : celui d’en bas, le vrai, le seul qui compte ici. Lui, à l’entrée du corridor peint en jaune, heurte au panneau rabattu de la porte, avec sa main gauche. « Oh ! non, merci, on n’a besoin de rien… La patronne n’est pas là… »
— Dites-lui qu’on repassera.
— C’est entendu.
Une grosse fille brune aux bras nus, ces réchauffées ; – il a dit :
— Donnez-moi quelque chose à boire.
Il a sa barbe blanche frisottée, il est entré : l’homme déjà installé à une des tables lève vers lui les yeux de dessus sa blouse bleue brodée de noir au col et aux poignets, il touche du doigt l’aile de son chapeau en manière de salutation.
La manche empesée redescend avec un petit bruit ; et au-dessus de vous ça danse.
Il y a cette dentelle qui pend au plafond comme si elle pendait dans le vent, baignant dans l’air qui la balance.
La lumière partout, tellement de lumière, comme quand nous ressusciterons.
Besson s’est assis près de la fenêtre ; la belle fille revient, riant avec toutes ses dents au bas de sa figure brune ; et il y a ces bateaux et ces barques montant vers vous par l’ouverture dans le mur, celles des pêcheurs à petites voiles, celles à pierres qui en ont deux grandes.
Chapitre 9
Vigneron, si tu veux boire,
Taille ta vigne à la Saint-Grégoire.
Après qu’ils ont pendant l’hiver remonté la terre qui descend le mont chaque fois qu’il pleut.
Après qu’ils ont remonté sur leur dos dans des hottes le mont qui vient en bas et ils ont rhabillé de sa terre le roc qui sans cela serait bientôt à nu, après qu’ils ont porté le fumier, fait les minages, fabriqué les échalas, soigné le vin ; – un jour, et autour de la Saint-Grégoire, les hommes ayant encore leurs habits d’hiver, leurs gilets de chasse, les hommes avec le sécateur ou la serpette.
Et ils sont partis. Montées, descentes. Ils vont en avant, ils vont en arrière. Ils sont dans le temps et comme le temps. Il fait du soleil, puis il pleut, puis il neige. On sue dans sa chemise le lundi ; le mardi, on se souffle dans les doigts. Cependant ils vont, ou ils essaient d’aller, égrenant les jours du calendrier, allant à ces Saints, qui sont les bons Saints ou les mauvais Saints, assis comme ça dans leurs robes au bord du chemin de l’année : Saint-Mamert, Saint-Pancrace, Saint-Médard et les Saints de glace, – taillant, raclant, fossoyant, raclant de nouveau, ébourgeonnant (et on dit éplaner).
Ils vont ainsi, ils s’encouragent, ils se découragent ; il grêle, les bois sont mal sortis : ah ! quand est-ce qu’on sera payé de ses peines ? Quand est-ce qu’on pourra enfin se confier aux choses avec son cœur ?…
Cependant quelqu’un est assis dans le café rose, près de la fenêtre, comptant les voiles, comptant combien il y a de bateaux.
L’homme à la blouse a payé, il touche de nouveau du doigt l’aile de son chapeau. L’homme sort.
Il y a des allumettes à têtes rouges dans un porte-allumettes réclame en faïence.
La hotte avait été mise debout par Besson contre une table, et monte là jusqu’au plafond, monte dans le soleil qui monte comme si on était déjà dans un autre monde.
Le plafond bouge, le haut de la hotte bouge. Comme quand il y aura de la lumière partout, et tout ce qui sera sera complètement.
On dirait que Besson prend avec les yeux les choses qui sont et les arrange, de sorte qu’elles sont à nouveau, et elles sont les mêmes et sont autrement.
Une grande barque à pierres se met à pencher, on ne sait plus où, ni dans quoi. Sous ses deux grandes voiles pointues et croisées, et on ne sait plus si elle est sur l’eau ou bien au milieu des airs. Besson met de la montagne tout autour, mais en même temps il l’a renversée : et on la voit finir en même temps et se recommencer. Rien ne va plus jamais avoir assez d’être ; plus jamais, rien ne croira exister assez complètement. La montagne a refoulé l’eau, qu’elle crève, qu’elle a niée, crevant la surface de l’eau, niant la présence de l’eau qui la reflète dans sa profondeur. La barque s’est mise à pendre en l’air comme à un fil, étant à la gauche des neiges, c’est-à-dire au niveau de la grande paroi des rochers du Noirmont, et au-dessus des pâturages, comme une machine aérienne, comme une mouette égarée. On comptait les villages, on voit qu’on s’est trompé. On comptait jusqu’à cinq, on voit maintenant qu’il faut compter jusqu’à dix : on recommence, c’est bien ça, parce que chacun d’eux existe à double. Avec leurs taches rouge jaune, les taches rouge doux qu’ils font. Ils se mettent un peu à bouger, et le haut de la hotte bouge. Et l’air bouge, la montagne bouge. Et la barque bouge. Et le plafond bouge. Et tout à coup le mont aussi fait un mouvement sous un reflet qui passe à sa surface : c’est le temps où tout part enfin, et cette fois définitivement…
En deux ou trois jours, on a vu les bois de la vigne grandir d’un bon pied ; les feuilles ont été comme des mains qui s’ouvrent en même temps qu’elles étalent, puis elles étagent leurs masses.
On y a été jusqu’aux genoux, jusqu’à mi-cuisses ; on y a été jusqu’en haut des cuisses, jusqu’au ventre, jusqu’à la ceinture, jusque sous les bras, comme le fossoyeur dans son trou. Tout part et déjà sortent les grappes, qui semblent, elles, nier le temps, et, sautant par-dessus l’été, crier les vendanges d’avance, avec leurs petits grains parfaitement formés qui trompent, ronds, durs, nets comme les vrais grains de plus tard, les grains de raisin qu’on aura (et on peut les compter déjà) sauf les surprises, les maladies…
Mais on n’en aura point ; tout part. Et on ne va plus pouvoir dormir pendant huit jours : c’est lorsque chacun de ces faux petits grains éclate, laissant venir dehors ses poils blancs : alors, de très loin, l’abeille est appelée, l’abeille vient aussitôt ; le mont chante de jour, le mont sent bon la nuit ; – on ne va plus pouvoir dormir :
— Mais ça ne fait rien, même c’est tant mieux ! On dort parce qu’on est mal faits ; on dort parce que c’est un petit peu mourir, parce qu’on a été condamnés à mort…
Calamin les a regardés l’un après l’autre, derrière les lauriers-roses en pots, ceux qui sont à la même table que lui et ceux qui sont aux autres tables.
— Et je ne sais pas si vous êtes de mon avis, mais que vous soyez de mon avis ou non, ça revient au même. Parce que c’est la vérité, a-t-il dit, et la vérité importe avant tout (commençant un discours).
Derrière les lauriers-roses dans leurs demi-tonneaux peints en vert qu’on vient de sortir devant le café, sur la place ; alors ils font avec leurs feuilles comme un mur. Ils font en avant du café une espèce de petite chambre, où on se tient par ces nuits déjà chaudes et on se tient là entre connaissances.
Calamin descend du village de temps en temps ainsi et vient s’asseoir au bord de l’eau pour le plaisir de la conversation.
Oh ! tant d’étoiles, ce soir, alors on en voit une ou deux au-dessus de soi et les autres sont vues par les trous qu’il y a dans le feuillage des grands arbres, comme des fenêtres où elles regardent.
— Il n’y a que la vérité qui compte, a-t-il dit.
Les grands vieux arbres, aux troncs qui se penchent vers l’eau tant qu’ils peuvent, comme un qui veut boire.
— Et l’amitié, mais c’est la même chose. L’amitié et la vérité, la vérité et l’amitié.
— Tais-toi, Calamin !
— Non, a-t-il dit.
Calamin qui descend parfois d’à mi-mont pour le plaisir et pour des choses qu’il a à dire ; et il est avec ses amis, puis il n’y a plus eu dans le café que des amis.
Il y avait dans le café les gens des barques et des pêcheurs à une table. Il y avait à une autre table M. Borgeaud de la boutique, avec un gendarme. Il y avait, à la troisième table, Calamin, avec des gens de son espèce (qui est encore une autre espèce, celle qui n’est guère quittée par le vin).
On lui a dit : « Calamin, tu parles bien », en même temps qu’on lui disait : « Tais-toi ! » et il faisait rire, – mais rien ne m’empêchera de continuer, si j’en ai envie, parce que je dis la vérité…
— Parce que, disait-il, il faut descendre ou bien monter, comme on voudra, mais il y a qu’il faut se rejoindre. Monter tellement haut, descendre tellement bas : seulement, tout à coup, on était un et un et un, on était (voyons, combien sommes-nous ici ?)…
Il compte :
— Moi, vous quatre, ça fait cinq… M. Borgeaud, bonjour, monsieur Borgeaud, M. Débétaz, et bien le bonjour à vous aussi : alors sept ; et puis six là-bas, alors sept et six : quatorze… Non, treize… Un mauvais nombre… Mais il n’y a plus de mauvais nombres, il n’y en a plus de bons, il n’y a plus de nombre… Vous comprenez ?…
Il y a les étoiles. Il y avait un petit vent tiède qui venait, passant la main sur le feuillage dans le bon sens comme quand on caresse une chatte. De temps en temps, le lac dit quelque chose, prenant la parole, pour un mot ou deux, comme quand on rêve tout haut. Et Calamin a attendu que le lac eût fini, puis il a dit : « Ça y est ! c’est mon tour… »
Il reprend :
— Il y avait lui, il y avait moi, il y avait vous, mais voilà que ça commence à s’arranger, comprenez-vous, parce qu’il n’y a plus ni moi, ni lui, ni vous… C’est le point que j’ai dit, le point du fin bout de la pointe…
S’interrompant, parce que le lac vient de nouveau et le gros orme a fait avec ses branches un mouvement, faisant bouger d’autant l’étoile qui y est pendue.
Il se tait. Il laisse venir, il laisse passer. Et puis il a dit :
— Vous voyez !
Pendant qu’on rit encore, mais on écoute ; et, de temps en temps, M. Borgeaud hausse les épaules, les hommes du lac tirent des paquets de tabac de leur poche de pantalon.
Et Calamin a bu encore parce qu’à mesure qu’on boit on monte un peu plus, on se rapproche les uns des autres. Il hoche la tête, il se met à vous sourire. Il vous regarde encore bien les uns et les autres, et il est content, ayant l’air de vous dire :
— Cette fois, vous avez compris.
Il se lève avec son verre, il va aux autres tables :
— Dans la vérité, tous ensemble.
Il revient, il dit :
— Tout se tient…
Il va recommencer. Il faut qu’il reprenne son discours plus en arrière. Mais, à ce moment, le patron arrive : « C’est l’heure, on ferme… » Calamin n’a pas eu le temps de se rasseoir. Le patron a pris les volets de bois qu’il fixe un à un à la devanture. Sa femme éteint les lampes électriques. Calamin n’a pas pu se rasseoir, parce que tout le monde se lève et on lui dit : « Au revoir, Calamin, à une autre fois. » Alors tout à coup il se trouve seul, il ne sait plus comment ça s’est fait, étant sur le gazon de la place et sous les grands arbres, les mains dans les poches, pas très sûr de soi, avec le mont à remonter.
Il tourne le devant de son corps d’un côté, de l’autre.
Il se met à aller avec sa poitrine contre les quatre points cardinaux qu’il consulte, puis il commence à rire, ayant trouvé le sud à cause de l’eau qu’il met à sa droite, et il a eu l’eau à sa droite et à sa droite la compagnie de l’eau et à sa droite l’amitié de l’eau.
Comme si on pouvait plus jamais être seul ! Il lève le bras ; il dit : « Il y a ça. »
Il montre le lac, puis se met en marche. On doit suivre d’abord un bout de temps la route. « Ça », dit-il, il montre le lac d’un côté ; « ça », il montre le mont de l’autre. Ça et ça et puis ça, et tout. Parce que sont venus les murs. Il les reconnaît comme des êtres vivants qui sont là. Les murs sont comme des amis à lui, assis sur des bancs par rangées, qui l’attendent ; il leur fait signe de la main.
On suit un bout de temps la route, puis on prend à gauche le raidillon coupé de marches qui s’attaque de front à la pente, et longe le petit ravin que le ruisseau s’est creusé là, mettant à nu les bancs de rocher… Seul ! imagine-t-on ça ? Plus d’amis encore qu’avant, partout des amis qu’il a. On voit l’eau pendre à un de ces bancs de rocher entre des buissons et un ou deux frênes. Dans sa robe blanche, sautant sur un pied dans sa robe de mousseline toute en volants comme celles des filles le dimanche ; alors il s’arrête pour elle, alors te voilà, toi ! bonjour ! Elle qui ne s’arrête pas et continue de faire des mouvements sur place, levant ses genoux, puis elle rit. Comme une personne vivante. Il rit aussi. Et puis il repart, grimpant au sentier ; là il y a eu les marches, qui viennent une à une, accueillantes, chacune lui portant secours, heureusement : il les en remercie, les énumère, leur donne des noms : « Toi, et puis toi, et toi encore… »
Il a fallu d’abord que la cascade se tût.
C’est seulement quand elle a été dépassée. C’est seulement quand il s’est trouvé sur le chemin qui est dallé entre deux murs, deux murs de vigne avec leurs portes en fer peintes en gris, peintes en vert. Sous les étoiles, au-dessus des étoiles, comme il a vu quand il s’est retourné et elles sont en haut et elles sont en bas, elles sont tout autour de vous, comme si on était déjà dans le ciel, s’est-il dit, se tenant adossé par précaution à un des murs, et, lorsqu’il veut se remettre en route, il y a l’autre mur. Il a été mené par eux avec douceur et complaisance. Il a été conseillé, entouré, soutenu. Et c’est alors, et pour finir, parce que la cascade s’est tue. Il a fait encore quelques pas trop vite avec un grand bruit à cause de ses souliers à clous : tout à coup il a été empêché d’aller plus loin.
Et alors, parce qu’il fait silence et tout fait silence, – là-haut, sous les étoiles, après que les vignes ont pris fin, l’oiseau, l’oiseau qui est tardif, l’oiseau d’après minuit. Le tout petit oiseau gris avec son grand chant entendu partout, qu’il pousse dans le bout d’un arbre, dans le fin bout d’un arbre tout là-haut, le laissant tomber ensuite le long des vignes, d’étage en étage, jusqu’à l’eau.
Calamin, se tenant au mur, s’est mis bien droit. Le chant vient, il grandit encore dans sa chute, gagne maintenant les replis du mont où il réveille l’écho qui s’y ajoute et le nourrit. Un nouveau chant alors semble naître des murs, comme s’il y avait des oiseaux partout. Calamin se tient au port d’arme, ayant fait son service militaire dans un bataillon de carabiniers. C’est quand la vigne sent bon, au milieu de la nuit, au-dessous des étoiles, au-dessus des étoiles, et il se tient raide, il se tient le plus tranquille qu’il peut.
L’oiseau qui ne finit plus, l’oiseau qui ne peut plus se taire une fois qu’il a commencé ; quand la vigne sent bon, quand elle commence à sentir bon. Minuit.
Et le chant descend jusqu’à l’eau qu’il touche ; il a sauté un dernier mur, il s’est laissé glisser en bas des gros blocs de l’enrochement ; alors voilà que l’eau se soulève, comme quand le dormeur tiré de son sommeil se met sur le coude et puis regarde autour de lui.
Et puis elle soupire, elle commence par un soupir, puis elle pousse un peu plus sa voix. C’est une phrase qu’elle a commencée ; et elle est partie par phrases de longueur égale qui viennent une à une, avec des intervalles, de façon que l’oiseau vienne pendant ce temps et l’oiseau vient entre les phrases.
Calamin a dit à l’eau : « Ah ! à présent, c’est toi… » Il a regardé vers le mont d’abord, puis il a regardé vers l’eau : « Ah ! c’est toi, à présent… Alors respect pour toi aussi… »
Et il a ôté son chapeau.
Remerciements
Le téléchargement de cet épisode et la transcription complète sont disponibles sur www.odiolab.ch/series/entre-ombres-et-lumiere/
Merci à la Bibliothèque Numérique Romande pour la mise à disposition du texte traduit de l’allemand, et à Wikipedia pour la mise à disposition de l’illustration.