– « … De nouveau, les mots lui viennent :
— C’est de faire pour rien qui est beau. Même si le travail ne paie pas, parce que c’est de faire qui compte. Quand même je serais tout seul, et quand même je n’ai pas été gâté, quand même je sais bien ce que c’est, allez ! et on n’est pas toujours payé et c’est dur et c’est ingrat, et c’est toujours la même chose, mais je dis : « C’est ça qui est beau !… »
CF Ramuz est né en 1878 à Lausanne, en Suisse, de parents commerçants. Après des études de lettres dans sa ville natale, il part pour Paris, où il séjournera régulièrement jusqu’en 1914, tout en participant à la vie littéraire romande. Après la « Grande Guerre » il renonce au roman explicatif pour décrire des communautés aux prises avec les forces du mal, la guerre, la fin du monde. Il développe ainsi un nouveau style d’écriture proche du langage parlé, abandonnant la narration linéaire et introduisant le « on » comme l’expression d’une collectivité.
Dans l’épisode 3 de cette série, écouter ces passages d’un des livres préférés de CF Ramuz, ‘Passage du poète’ :
– chapitres 6 et 7
Transcription ci-dessous:
Chapitre 6
Puis voilà qu’ils ont regardé le ciel de nouveau, se demandant : « Qu’est-ce qu’il va nous donner ? »
De nouveau, il y a eu dans le fond du lac ces bancs de pierre mis l’un sur l’autre comme si on les avait construits pour une assemblée qui aurait dû venir y prendre place ; et, ce qui y prend place, c’est un mauvais vent qui vous arrive apportant le froid, qui fait que les femmes ont remis leurs châles, les hommes leurs gilets de laine tricotée ; après quoi, on n’a plus qu’à attendre, comme ils font, se tenant sur la porte des caves, tandis que l’averse pend en barbes d’eau aux avant-toits.
Ils vont regarder le thermomètre et le thermomètre marque 3° après qu’il a marqué 25°.
Encore deux degrés de moins, parce que c’est tendre, c’est délicat…
Il y a cette petite chair comme celle de l’enfant qui vient de naître. Il y a qu’à peine on y touche, elle vous casse entre les doigts. Les premiers jets, les premières pousses pas habituées à l’air avec leurs petites feuilles pâles de couleur, transparentes, pas encore capables de se défendre.
Ils regardent le ciel, ce soir, parce que si par hasard le temps venait à se lever pendant la nuit, et c’est pleine lune…
En effet, le ciel s’est éclairci, les étoiles se sont montrées ; ils ont été debout au petit jour.
Heureusement que, cette fois-ci, ils ont été quittes pour la peur, sous un ciel qui s’est recaché, pendant que le lac se remet à fumer vers eux ses fumées.
Il recommence à pleuvoir. On recommence à enfoncer dans la grosse terre où on reste pris par les chevilles ; il n’y a plus qu’à continuer d’attendre, comme ils font. Ils se tiennent les mains dans les poches sous les avant-toits, regardant pleuvoir : – ils s’étonnent de voir qu’il y a des métiers où le temps qu’il fait n’importe guère. Se tenant autour de la place, ils ont vu venir Besson, et Besson a mesuré de l’œil la distance qu’il y a entre les deux platanes. Besson s’en va. Besson revient. Ils ont vu que Besson avait été emprunter une bâche. Besson est monté sur le mur et le voilà qui attache sa bâche à une branche par l’un des coins. Il se fait avec sa bâche un toit, ayant fini par la fixer et la tendre sur les quatre côtés ; il se met dessous. « Tombe seulement ! » a-t-il l’air de dire à la pluie, parce qu’elle est autour de lui avec ses fines lignes grises, mais pas dans ce qu’il occupe d’air et dans le cube où il se tient.
Étant reparti tout seul, comme pour vous donner l’exemple, comme s’il vous faisait signe avec ses mains ; ayant recommencé avec ses mains à vous parler une espèce de langue, comme si elles écrivaient dans l’air des mots et encore des mots.
Ils commencent à chercher à lire sans y réussir encore. Ils se tiennent sous les avant-toits, ils essaient de lire entre les hachures : seulement à tout moment elles sont poussées de côté, se confondant les unes dans les autres. On ne voit même plus Besson, Besson a disparu. Il reparaît. Il disparaît. On tire le rideau de nouveau, il est assis sur son théâtre, on voit qu’il écrit toujours.
Alors une femme a dit : « Moi, je me moque de la pluie », alors on a vu qu’il ne pleuvait presque plus.
— Et, le petit, il faut qu’il s’habitue, parce que je veux qu’il puisse sortir par tous les temps sans s’enrhumer.
On lui a dit :
— Peut-être bien que vous avez raison.
Elle lui a seulement, au petit, mis sur la tête son tablier ; elle s’arrête à quelques pas de Besson. Elle lui dit : « C’est joli… »
Besson :
— Vous trouvez ?
Elle :
— C’est un joli métier.
Besson a dit :
— Tous les métiers sont jolis.
Elle a dit :
— C’est vrai.
Elle a réfléchi. Elle a dit :
— Ça dépend de la manière dont on les fait. Vous, le vôtre, vous le faites bien.
Elle a ri.
À ce moment, le petit a tendu les mains de dessous le tablier. Il tend les mains voulant avoir et voir, confondant voir avec avoir, comme font les petits enfants, et c’est ce qui est beau. Touchant avec les yeux, voyant avec les mains, ne voyant pas encore sans toucher ; et, comme il ne peut ni voir, ni toucher, et veut les deux choses, voilà qu’il se fâche.
— Mettez-le par terre, a dit Besson.
— J’avais peur qu’il ne vous gêne.
Ils regardent le petit que sa mère tient sous les bras lancer en avant ses deux pieds ensemble, tellement il est pressé.
Ils voient qu’il ne pleut plus. Pas vrai ! Que si ! Ils mettent la main à plat devant eux : pas la moindre goutte. Voilà votre bâche qui ne va plus servir à rien, Monsieur Besson, sous les platanes, les petits platanes taillés chaque année à ras des trois ou quatre branches qu’on leur a laissées, en sorte qu’elles sont devenues aussi grosses que le tronc, mais on n’y avait jamais fait attention. Renflées du bout, massives, toutes boursouflées, sans aucune trace de feuilles encore, ni de bourgeons, semblant taillées dans de la pierre, semblant faites au ciseau dans un bloc de rocher, – avec des troncs de couleur claire, gris pâle, tachés de vert là où l’écorce vient de tomber, – et c’est comme si on ne les avait jamais vus.
Voilà que les troncs viennent dehors et viennent à vous, pendant qu’eux-mêmes viennent, et ils font le cercle, entourant Besson et le petit enfant qui s’est avancé encore : alors Besson a fait taire ses mains et entre ses genoux il a arrêté sa corbeille.
Au milieu du cercle, entre les platanes, sous la bâche, là le mouvement cesse, parce que les mains de l’enfant à présent peuvent toucher ; – mais l’enfant de nouveau se fâche.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Ils regardent ; ils sont amusés.
Et la mère : « Voyez-vous ça ! »
— Voyez-vous ça, c’est parce que ça ne bouge plus et il n’aime que ce qui bouge.
Alors Besson est reparti.
De nouveau les osiers font leurs signes l’un devant l’autre et écrivent comme à la craie leurs lettres en l’air, après que Besson a dit à la mère :
— Faites attention !
Et le petit crie de joie, tandis qu’il faut le retenir, parce qu’il se porte de toutes ses forces en avant, voyant la corbeille tourner de nouveau au creux du tablier de serge verte, sous une barbe blanche, des yeux clairs.
Chapitre 7
— C’est que c’est tout plié à nous, par ici.
Bovard de nouveau dans sa vigne ; et, ayant levé les yeux sur la côte :
— C’est de nous, c’est à nous…
Il dit :
— C’est tout habitué à l’obéissance par ici, depuis le temps que c’est en vignes. Et le bon Dieu lui-même a décidé que ce serait en vignes, ayant orienté le mont comme il convient, se disant : « Je vais faire une belle pente tout exprès, dans l’exposition qu’il faut, avec l’inclinaison qu’il faut, et je vais mettre encore dans le bas la nappe de l’eau pour qu’il y ait ainsi deux soleils sur elle, que le soleil qui vient ailleurs d’en haut seulement vienne ici d’en haut et d’en bas… » Je dis que c’est le bon Dieu qui a arrangé lui-même tout ça, puis il nous a dit : « À votre tour », alors quoi ? on est désignés. Soldats, caporaux, officiers, sous son Haut Commandement…
Comme Bovard dit dans sa vigne, se parlant ainsi à lui-même avec des mots qui viennent, et il en est étonné, mais il en vient encore :
— Le bon Dieu a commencé, nous on est venu ensuite et on a fini… Le bon Dieu a fait la pente, mais nous on a fait qu’elle serve, on a fait qu’elle tienne, on a fait qu’elle dure : alors est-ce qu’on la reconnaîtrait seulement à présent, dit-il encore, sous son habillement de pierre ? et ailleurs l’homme se contente de semer, de planter, de retourner ; nous, on l’a d’abord mise en caisses, regardez voir si ce que je dis n’est pas vrai ; mise en caisses, je dis bien, mise tout entière dans des caisses et, ces caisses, il a fallu ensuite les mettre les unes sur les autres…
Il les montre avec sa main qui monte de plus en plus, par secousses, à cause de tous ces étages, à cause de tous ces carrés de murs comme des marches.
— Et ce n’est plus du naturel, c’est du fabriqué ; c’est nous, c’est fabriqué par nous, ça ne tient que grâce à nous ; ça n’est plus une pente, c’est une construction, c’est une tour, c’est un devant de forteresse…
Pendant qu’il montre encore, de dessus son éperon, devant lui, le déroulement de tout ça, avec les renflements qu’il y a par place et des avancements comme celui sur lequel il se tient, et des retraits, en un grand demi-cercle, – songeant au temps qu’il a fallu, songeant à la peine qu’il a fallu :
— Des centaines d’années, mille ans, deux mille et plus…
La bise fait bouger les pointes de sa moustache.
Il tient d’une main le manche du fossoir ; l’autre, il la lève, il la promène autour de lui.
De nouveau sur son éperon, sur sa bosse, haut perché, comme sur un socle, avec le vide derrière lui, à cent mètres au-dessus de l’eau, contre une montagne bleue et blanche et aussi grand que la montagne bleue et blanche ; se tenant tourné vers le mont et alors de ce côté la terre vient à sa rencontre, de sorte qu’il faut qu’il renverse la tête pour la considérer.
Il ne peut plus s’arrêter. Il voudrait s’arrêter qu’il ne pourrait plus, parce que le poète est venu ; les mots sortent de lui tout le temps, comme quand les ruches se réveillent.
— Depuis les tout vieux temps, depuis aussi loin qu’on existe, depuis les Romains et depuis les moines, les vieux temps et les tout vieux temps ; et ça s’appelle encore par ici l’Abbaye, il y a le vin des Abbesses, ça s’appelle le Prieuré, c’est plein de noms de ces temps-là partout, c’est encore plein de leur ouvrage ; et regardez-moi ces murs, regardez-moi seulement ces murs si loin que l’œil porte, si loin qu’on tire avec le regard en haut et en bas, à droite et à gauche, – combien ça en fait-il ? parce qu’il a fallu, sans quoi la terre serait venue en bas ; alors ils en ont fait un premier, puis un autre, et puis dix, et cent, puis mille, commençant par le bord de l’eau, après quoi ils sont montés, ils sont montés jusque dans le ciel à leur échelle, et là ils auraient trouvé à grimper encore qu’ils seraient grimpés… Depuis les vieux temps, depuis tout là-bas dans le temps, d’année en année : les Romains, les moines, les gens à robes, les gens à pantalons, et puis des autres et encore des autres, et puis nos arrière-grands-pères et puis nos grands-pères et puis nos pères, et puis nous : à faire, et ensuite à refaire, à construire, et à reconstruire et à re-reconstruire, entretenir, recimenter ; chaque année remonter sur son dos la terre, remonter à la hotte la pente tout entière ; aller voir où ça s’est fendu, là où le mont pousse en avant, là où la pierre cède, là où elle se fissure ; et boucher les trous, combler les fissures, repousser le mont en arrière, faire que ça tienne quand même, faire que ça dure, – depuis deux mille ans peut-être que ça dure, mais ça n’aurait pas duré et ça ne durerait pas, si on ne s’en était pas mêlé, si on ne rebâtissait pas tout le temps…
Il s’est arrêté, fatigué de mots, seulement c’est vrai.
Il y avait depuis très longtemps dans sa tête une vérité qui ne pouvait pas venir dehors : à présent il est délivré.
Il est grand, il est maigre ; il a encore la moustache noire. La bise en fait bouger les pointes ; il se tient face à la bise qui vient d’en haut, levant la tête, les mains autour du manche de son fossoir, sous le soleil, contre la terre ; et il est lui-même la terre où seulement l’esprit vivrait.
Il sort d’elle comme la souche en sort, ayant la couleur de l’écorce sur sa figure brune et moussue, avec des rides en tout sens comme des crevasses dedans.
Il sort de ce mont où il va rentrer, et un moment se tient debout sur lui pour le dire, puis retournera à sa parenté.
On voit qu’il lui ressemble, étant fait, lui aussi, de pierre par en dessous, ayant les os saillants, épais, fortement soudés, fortement tenus ensemble. Il parle, étant le mont lui-même, étant lui-même produit et porté dehors, étant une production, fait de pierre et d’argile, cimenté comme un mur, couleur de terre, couleur de souche, couleur de roc, couleur d’air, couleur de saison ; et grand, maigre et osseux et grand, et dressé tout debout contre le mont lui-même dressé. Et il se tient comme le mont se tient, mais échappe d’en haut avec sa poitrine et sa face, là où est logé le cœur, là où habite la connaissance. Étant le mont, mais aussi sa conscience, c’est-à-dire son expression, ce qui prolonge, ce qui sait en arrière et sait en avant, se rappelle, prévoit, combine, veut :
— Et depuis les vieux temps et les tout vieux temps, reprend-il, mais pour les temps futurs, parce que nous on est au milieu…
Étant fait à la ressemblance du mont, mais faisant à son tour le mont à sa ressemblance, caressant le mont de la main, avec des mouvements de la main arrondis d’où il semble que la forme naît, comme quand on caresse une femme et la caresse la refait. Et là est le travail des hommes et ce qui en sort grâce aux hommes : la belle vigne, et rien que de la vigne, les milliers de milliers de souches bien alignées, mises partout où on a pu, mises en rangées ; taillées, nettoyées, ébourgeonnées, soignées, fumées et d’où à présent le sarment neuf commence à sortir aux cornes par deux jets couleur de miel, à petites feuilles transparentes encore, mais déjà leur couleur est partout pour une promesse, sortant à chaque instant un peu plus sous le grand soleil…
Et tout à coup Bovard est reparti, parce qu’une colère lui vient :
— Alors ils planteraient par ici leurs tomates ! ils viendraient avec leurs primeurs, leurs légumes, comme si on avait besoin de légumes, leurs cardons, c’est-à-dire de la nourriture pour ânes, leurs abricots, leurs espaliers, leurs framboisiers, leur le diable sait encore quoi !… Parce que ça n’a pas été pendant deux ou trois ans, ils renieraient le pays… Jamais !
— Tant pis, dit-il, même si ça ne devait plus aller du tout…
De nouveau, les mots lui viennent :
— C’est de faire pour rien qui est beau. Même si le travail ne paie pas, parce que c’est de faire qui compte. Quand même je serais tout seul, et quand même je n’ai pas été gâté, quand même je sais bien ce que c’est, allez ! et on n’est pas toujours payé et c’est dur et c’est ingrat, et c’est toujours la même chose, mais je dis : « C’est ça qui est beau !… »
Il a pris son racloir, il donne un coup de racloir.
On a déjà raclé une fois ; on va racler une deuxième fois, une troisième, une quatrième :
— Et, je dis, c’est justement ça, c’est ce manque de variété. C’est justement parce qu’on a une plus grande peine, parce qu’on risque davantage, parce qu’on a misé sur une chose, et une seule, toujours la même ; et ça c’est l’honneur… On ne se paie pas en argent, nous autres. On ne gagnerait plus un sou qu’on ferait ses vignes quand même.
Il racle.
— On ne peut pas être payé en argent pour un travail de ce genre-là : on est payé seulement d’y croire, on est payé dès qu’on y croit… Nous, on est comme le soldat, le soldat se bat pour se battre. On est comme une mère, on est comme une mère avec son enfant : ça ne lui fait rien qu’il soit mal fait ; plus il est mal fait, plus elle se donne de peine pour lui, plus elle l’aime ; elle lui donne tout, sans rien demander. Parce qu’elle est payée de l’aimer.
Il racle.
— Je dis que c’est comme ça : l’honneur et l’amour. Et point d’argent du tout, s’il faut, parce qu’il resterait l’honneur, l’honneur et l’amour.
Il racle.
— Et, quoi qu’il arrive, on garde ses vignes, et on crèvera dessus, nous autres, mais on ne les reniera pas.
Raclant à grands coups pour le bien montrer, raclant et c’est un travail d’homme une fois les pousses sorties, parce que si les femmes venaient elles risqueraient de les abîmer avec leurs jupes :
— Nous qu’on est de la vieille espèce, de la bonne espèce, de la vieille bonne espèce, et on est quelques-uns encore de cette espèce, alors hardi !
Il racle.
Remerciements
Le téléchargement de cet épisode et la transcription complète sont disponibles sur www.odiolab.ch/series/entre-ombres-et-lumiere/
Merci à la Bibliothèque Numérique Romande pour la mise à disposition du texte traduit de l’allemand, et à Wikipedia pour la mise à disposition de l’illustration.