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Entre Ombres et Lumière – Germaine de Staël dans ‘Dix années d’exil’ (EP2)

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Entre Ombres et Lumière
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Entre Ombres et Lumière - Germaine de Staël dans 'Dix années d'exil' (EP2)
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Germaine de Staël dans Dix années d’exil: la colère de la baronne n’a d’égale que son désespoir face aux circonstances tragiques qui entourent la publication de De l’Allemagne. Alors qu’elle travaille aux corrections du troisième volume à Chaumont-sur-Loire, en septembre 1810, l’œuvre, jugée suspecte par la police de Napoléon, est supprimée et mise au pilon. Son auteure, déjà interdite de séjour à moins de quarante lieues de la capitale, est expulsée de France et bannie de tous les territoires sous domination française, hormis Coppet et Genève.

Dans ce 2e épisode, écouter ces passages du livre ‘Dix années d’exil’ de l’auteure suisse Germaine de Staël:

  • CHAPITRE V Machine infernale. – Paix de Lunéville.
  • CHAPITRE VI Corps diplomatique sous le consulat. – Mort de Paul Ier.
  • CHAPITRE VII Paris en 1801.
  • CHAPITRE VIII Voyage à Coppet. – Préliminaires de paix avec l’Angleterre.


Transcription ci-dessous:

CHAPITRE V : Machine infernale. – Paix de Lunéville.

Je revins à Paris vers le mois de novembre 1800 ; la paix n’était point encore faite, quoique Moreau, par ses victoires, la rendît de plus en plus nécessaire aux puissances étrangères. N’a-t-il pas regretté depuis les lauriers de Stockach et de Hohenlinden, quand la France n’a pas été moins esclave que l’Europe, dont il la faisait triompher ? Moreau n’a vu que la France dans les ordres du Premier Consul ; mais il appartenait à un tel homme de juger le gouvernement qui l’employait, et de prononcer lui-même, dans une pareille circonstance, quel était le véritable intérêt de son pays. Toutefois, il faut en convenir, à l’époque des plus brillantes victoires de Moreau, c’est-à-dire dans l’automne de 1800, il n’y avait encore que peu de personnes qui sussent démêler les projets de Bonaparte ; ce qu’il y avait d’évident à distance, c’était l’amélioration des finances, et l’ordre rétabli dans plusieurs branches d’administration. Napoléon était obligé de passer par le bien pour arriver au mal ; il fallait qu’il accrût les forces de la France, avant de s’en servir pour son ambition personnelle.

Un soir que je causais avec quelques amis, nous entendîmes une forte détonation, mais nous crûmes que c’étaient des coups de canon tirés pour quelque exercice, et nous continuâmes notre entretien. Nous apprîmes, peu d’heures après, qu’en allant à l’Opéra, le Premier Consul avait failli périr par l’explosion de ce qu’on a appelé depuis la machine infernale. Comme il échappa, l’on ne manqua pas de lui témoigner le plus vif intérêt ; des philosophes proposèrent le rétablissement des supplices de la roue et du feu pour les auteurs de cet attentat ; et il put voir de tout côté une nation qui tendait le cou au joug. Il discuta chez lui fort tranquillement, le soir même, ce qui serait arrivé s’il eût péri ; quelques-uns disaient que Moreau l’aurait remplacé ; Bonaparte prétendait que c’eût été le général Bernadotte : « Comme Antoine, dit-il, il aurait présenté au peuple ému la robe sanglante de César. » Je ne sais s’il croyait en effet que la France eût alors appelé le général Bernadotte à la tête des affaires ; mais ce qui est bien sûr au moins, c’est qu’il ne le disait que pour exciter l’envie contre ce général.

Si la machine infernale eût été combinée par le parti jacobin, de ce moment le Premier Consul aurait pu redoubler de tyrannie ; l’opinion l’eût secondé ; mais comme c’était le parti royaliste qui était l’auteur de ce complot, Bonaparte n’en put retirer un grand avantage : il chercha plutôt à l’étouffer qu’à s’en servir ; car il souhaitait que la nation lui crût pour ennemis seulement les ennemis de l’ordre, mais non pas les amis d’un autre ordre, c’est-à-dire de l’ancienne dynastie. Une chose singulière, c’est qu’à l’occasion d’un complot royaliste, Bonaparte fit déporter, par un sénatus-consulte, cent trente jacobins dans l’île de Madagascar, ou peut-être dans le fond de la mer, car on n’en a plus entendu parler depuis. Cette liste fut faite le plus arbitrairement du monde ; on y mit des noms, en en ôta, selon les recommandations des conseillers d’État qui la proposaient et des sénateurs qui la sanctionnaient. Les honnêtes gens disaient, quand on se plaignait de la manière dont cette liste avait été faite, qu’elle était composée d’hommes très coupables : cela se peut ; mais c’est le droit, et non le fait qui constitue la légalité des actions. Lorsqu’on laisse déporter arbitrairement cent trente citoyens, rien n’empêchera, ce qu’on a vu depuis, de traiter ainsi des personnes très estimables : l’opinion les défendra, dira-t-on. L’opinion ! qu’est-elle, sans l’autorité de la loi ? qu’est-elle, sans des organes indépendants ? L’opinion était pour le duc d’Enghien, pour Moreau et pour Pichegru ; a-t-elle pu les sauver ? Il n’y aura ni liberté, ni dignité, ni sûreté, dans un pays où l’on s’occupera des noms propres, quand il s’agit d’une injustice ; tout homme est innocent avant qu’un tribunal légal l’ait condamné ; et quand cet homme serait le plus coupable de tous, dès qu’il est soustrait à la loi, son sort doit faire trembler les honnêtes gens comme les autres. Mais, de même que dans la Chambre des Communes d’Angleterre, quand un député de l’opposition sort, il prie un député du côté ministériel de se retirer avec lui, pour ne pas altérer le rapport des deux partis, Bonaparte ne frappait jamais les royalistes ou les jacobins sans partager les coups également entre les uns et les autres : il se faisait ainsi des amis de tous ceux dont il servait les haines. On verra par la suite que c’est toujours sur la haine qu’il a compté, pour fortifier son gouvernement ; car il sait qu’elle est moins inconstante que l’amour. Après une révolution, l’esprit de parti est si âpre, qu’un nouveau chef peut le captiver encore plus en servant sa vengeance, qu’en soutenant ses intérêts ; chacun abandonne, s’il le faut, celui qui pense comme lui, pourvu que l’on poursuive celui qui pense autrement.

La paix de Lunéville fut proclamée : l’Autriche ne perdit, dans cette première paix, que la république de Venise, qu’elle avait reçue en dédommagement de la Belgique, et cette antique reine de la mer Adriatique repassa d’un maître à l’autre, après avoir été longtemps fière et puissante.

CHAPITRE VI : Corps diplomatique sous le consulat. – Mort de Paul Ier.

Mon hiver à Paris se passa tranquillement. Je n’allais jamais chez le Premier Consul ; je ne voyais jamais M. de Talleyrand : je savais que Bonaparte ne m’aimait pas ; mais il n’en était pas encore arrivé au degré de tyrannie qu’on a vu se développer depuis. Les étrangers me traitaient avec distinction ; le corps diplomatique passait sa vie chez moi, et cette atmosphère européenne me servait de sauvegarde.

Un ministre arrivé nouvellement de Prusse croyait qu’il était encore question de république, et mettait en avant ce qu’il avait recueilli de principes philosophiques dans ses rapports avec Frédéric II : on l’avertit qu’il se trompait sur le terrain du jour, et qu’il fallait plutôt recourir à ce qu’il savait de mieux en fait d’esprit de Cour : il obéit bien vite ; car c’est un homme dont les facultés distinguées sont au service d’un caractère singulièrement souple. Il finit la phrase que l’on commence, ou commence celle qu’il croit qu’on va finir, et ce n’est qu’en amenant la conversation sur des faits de l’autre siècle, sur la littérature des anciens, enfin sur des sujets étrangers aux hommes et aux choses d’aujourd’hui, qu’on peut découvrir la supériorité de son esprit.

L’ambassadeur d’Autriche était un courtisan d’un tout autre genre, mais non moins désireux de plaire à la puissance. L’un était instruit comme un homme de lettres ; l’autre ne connaissait de la littérature que les comédies françaises dans lesquelles il avait joué les rôles de Crispin et de Chrysalde. On sait que chez l’impératrice Catherine II, il reçut un jour des dépêches étant déguisé en vieille femme ; le courrier consentit avec peine à reconnaître son ambassadeur sous ce costume. M. de C. était un homme d’une extrême banalité ; il adressait les mêmes propos à tous ceux qu’il rencontrait dans un salon ; il parlait à tous avec une sorte de cordialité vide de sentiments et d’idées. Ses manières étaient parfaites, sa conversation assez bien formée par le monde ; mais envoyer un tel homme pour négocier avec la force et l’âpreté révolutionnaire qui entouraient Bonaparte, c’était un spectacle digne de pitié. Un des aides de camp de Bonaparte se plaignait de la familiarité de M. de C. ; il trouvait mauvais qu’un des premiers seigneurs de la monarchie autrichienne lui serrât la main sans gêne. Ces nouveaux débutants dans la carrière de la politesse ne croyaient pas que l’aisance fût de bon goût. En effet, s’ils s’étaient mis à l’aise, ils auraient commis d’étranges inconvenances, et la roideur arrogante était encore leur plus sûre ressource dans le rôle nouveau qu’ils voulaient jouer.

Joseph Bonaparte, qui avait négocié la paix de Lunéville, invita M. de C. à sa charmante terre de Mortefontaine, et je m’y trouvai avec lui. Joseph aimait beaucoup les travaux de la campagne, et se promenait très volontiers et très facilement huit heures de suite dans ses jardins. M. de C. essayait de le suivre, plus essoufflé que le duc de Mayenne, quand Henri IV s’amusait à le faire marcher, malgré son embonpoint. Le pauvre homme vantait beaucoup, parmi les plaisirs champêtres, la pêche, parce qu’elle permet de s’asseoir ; il parlait avec une vivacité de commande sur l’innocent plaisir d’attraper quelques petits poissons à la ligne.

Paul Ier avait maltraité M. de C. de la manière la plus indigne, lors de son ambassade à Pétersbourg. Nous jouions au trictrac, lui et moi, dans un salon de Mortefontaine, lorsqu’un de mes amis vint nous apprendre la mort subite de Paul. M. de C. fit alors sur cet événement les complaintes les plus officielles du monde. « Quoique je pusse avoir à me plaindre de lui, dit-il, je reconnaîtrai toujours les excellentes qualités de ce prince, et je ne puis m’empêcher de regretter sa perte. » Il pensait avec raison que la mort de Paul Ier était un événement heureux et pour l’Autriche et pour l’Europe ; mais il avait dans ses paroles un deuil de Cour tout à fait impatientant. Il faut espérer qu’avec le temps le monde sera débarrassé de l’esprit de courtisan, le plus fade de tous, pour ne rien dire de plus.

Bonaparte fut très effrayé de la mort de Paul Ier[1], et l’on dit qu’à cette nouvelle il lui échappa le premier ah ! mon Dieu ! qu’on ait entendu sortir de sa bouche. Il pouvait cependant être tranquille, car les Français étaient alors plus disposés que les Russes à souffrir la tyrannie.

Je fus priée chez le général Berthier un jour où le Premier Consul devait s’y trouver ; et comme je savais qu’il s’exprimait très mal sur mon compte, il me vint dans l’esprit qu’il m’adresserait peut-être quelques-unes des choses grossières qu’il se plaisait souvent à dire aux femmes, même à celles qui lui faisaient la cour, et j’écrivis à tout hasard, avant de me rendre à la fête, les diverses réponses fières et piquantes que je pourrais lui faire, selon les choses qu’il me dirait. Je ne voulais pas être prise au dépourvu, s’il se permettait de m’offenser, car c’eût été manquer encore plus de caractère que d’esprit ; et, comme nul ne peut se promettre de n’être pas troublé en présence d’un tel homme, je m’étais préparée d’avance à le braver. Heureusement cela fut inutile ; il ne m’adressa que la plus commune question du monde ; il en arriva de même à ceux des opposants auxquels il croyait la possibilité de lui répondre : en tout genre, il n’attaque jamais que quand il se sent de beaucoup le plus fort. Pendant le souper, le Premier Consul était debout derrière la chaise de Mme Bonaparte, et se balançait sur un pied et sur l’autre, à la manière des princes de la Maison de Bourbon. Je fis remarquer à mon voisin cette vocation pour la royauté déjà si manifeste.

CHAPITRE VII: Paris en 1801

L’opposition du Tribunat continuait toujours, c’est-à-dire qu’une vingtaine de membres sur cent essayaient de parler contre les mesures de tout genre avec lesquelles on préparait la tyrannie. Une belle question s’offrit : la loi qui donnait au gouvernement la funeste faculté de créer des tribunaux spéciaux pour juger ceux qui seraient accusés de crimes d’État ; comme si livrer un homme à ces tribunaux extraordinaires, ce n’était pas juger d’avance ce qui est en question, c’est-à-dire, s’il est criminel et criminel d’État ; et comme si, de tous les délits, les délits politiques n’étaient pas ceux qui exigent le plus de précautions et d’indépendance dans la manière de les examiner, puisque le gouvernement est presque toujours partie dans de telles causes.

On a vu depuis ce que sont ces commissions militaires pour juger les crimes d’État, et la mort du duc d’Enghien signale à tous l’horreur que doit inspirer cette puissance hypocrite qui revêt le meurtre du manteau de la loi.

La résistance du Tribunat, toute faible qu’elle était, déplaisait au Premier Consul ; non qu’elle lui fût un obstacle, mais elle entretenait la nation dans l’habitude de penser, ce qu’il ne voulait à aucun prix. Il fit mettre dans les journaux, entre autres, un raisonnement bizarre contre l’opposition. Rien de si simple, disait-on, que l’opposition en Angleterre, puisque le roi y est l’ennemi du peuple ; mais dans un pays où le pouvoir exécutif est lui-même nommé par le peuple, c’est s’opposer à la nation que de combattre son représentant. Combien de phrases de ce genre les écrivains de Napoléon n’ont-ils pas lancées depuis dix ans dans le public ? En Angleterre ou en Amérique, un simple paysan rirait d’un sophisme de cette nature ; en France, tout ce qu’on désire, c’est d’avoir une phrase à dire, avec laquelle on puisse donner à son intérêt l’apparence de la conviction.

Très peu d’hommes se montraient étrangers au désir d’avoir des places ; un grand nombre étaient ruinés, et l’intérêt de leurs femmes et de leurs enfants, ou de leurs neveux, s’ils n’avaient pas d’enfants, ou de leurs cousins, s’ils n’avaient pas de neveux, les forçait, disaient-ils, à demander de l’emploi au gouvernement. La grande force des chefs de l’État en France, c’est le goût prodigieux qu’on y a pour occuper des places : la vanité les fait encore plus rechercher que le besoin d’argent. Bonaparte recevait des milliers de pétitions pour chaque emploi, depuis le premier jusqu’au dernier. S’il n’avait pas eu naturellement un profond mépris pour l’espèce humaine, il en aurait conçu en parcourant toutes les requêtes signées de tant de noms illustres par leurs aïeux, ou célèbres par des actes révolutionnaires en opposition avec les nouvelles fonctions qu’ils ambitionnaient.

L’hiver de 1801, à Paris, me fut assez doux par la facilité avec laquelle Fouché m’accorda les différentes demandes que je lui adressai pour le retour des émigrés ; il me donna ainsi, au milieu de ma disgrâce, le plaisir d’être utile, et je lui en conserve de la reconnaissance. Il faut l’avouer, il y a toujours un peu de coquetterie dans tout ce que font les femmes, et la plupart de leurs vertus même sont mêlées au désir de plaire, et d’être entourées d’amis qui tiennent plus intimement à elles par les services qu’ils en ont reçus. C’est sous ce seul point de vue qu’on peut leur pardonner d’aimer le crédit ; mais il faut savoir renoncer aux plaisirs mêmes de l’obligeance pour la dignité ; car on peut tout faire pour les autres, excepté de dégrader son caractère. Notre propre conscience est le trésor de Dieu : il ne nous est permis de le dépenser pour personne.

Bonaparte faisait encore quelques frais pour l’Institut, dont il s’était fait honneur en Égypte ; mais il y avait parmi les hommes de lettres et les savants une petite opposition philosophique, malheureusement d’un très mauvais genre, car elle portait tout entière contre le rétablissement de la religion. Par une funeste bizarrerie, les hommes éclairés en France voulaient se consoler de l’esclavage de ce monde, en cherchant à détruire l’espérance d’un monde à venir : cette singulière inconséquence n’aurait point existé dans la religion réformée ; mais le clergé catholique avait des ennemis que son courage et ses malheurs n’avaient point encore désarmés, et peut-être en effet est-il difficile de concilier l’autorité du Pape et des prêtres soumis au Pape avec le système de la liberté d’un État. Quoi qu’il en soit, l’Institut ne montrait pas pour la religion, indépendamment de ses ministres, ce profond respect inséparable d’une haute puissance d’âme et de génie, et Bonaparte s’appuyait, contre des hommes qui valaient mieux que lui, de sentiments qui valaient mieux que ces hommes.

Dans cette année (1801), le Premier Consul ordonna à l’Espagne de faire la guerre au Portugal, et le faible roi de l’illustre Espagne condamna son armée à cette expédition, aussi servile qu’injuste. Il marcha contre un voisin qui ne lui voulait aucun mal, contre une puissance alliée de l’Angleterre, qui s’est montrée depuis si véritablement amie de l’Espagne ; tout cela pour obéir à celui qui se préparait à la dépouiller de toute son existence. Quand on a vu ces mêmes Espagnols donner avec tant d’énergie le signal de la résurrection du monde, on apprend à connaître ce que c’est que les nations, et si l’on doit leur refuser un moyen légal d’exprimer leur opinion et d’influer sur leur destinée.

Ce fut vers le printemps de 1801 que le Premier Consul imagina de faire un roi, et un roi de la Maison de Bourbon ; il lui donna la Toscane, en la désignant par le nom érudit d’Étrurie, afin de commencer ainsi la grande mascarade de l’Europe. Cet infant d’Espagne fut mandé à Paris pour montrer aux Français un prince de l’ancienne dynastie humilié devant le Premier Consul, humilié par ses dons, lorsqu’il n’aurait jamais pu l’être par ses persécutions. Bonaparte s’essaya sur cet agneau royal à faire attendre un roi dans son antichambre ; il se laissa applaudir au théâtre, à l’occasion de ce vers :

J’ai fait des rois, madame, et n’ai pas voulu l’être ;

se promettant bien d’être plus que roi, quand l’occasion s’en présenterait. On racontait tous les jours une bévue nouvelle de ce pauvre roi d’Étrurie ; on le menait au Musée, au Cabinet d’histoire naturelle, et l’on citait comme traits d’esprits quelques-unes de ces questions sur les poissons ou les quadrupèdes, qu’un enfant de douze ans, bien élevé, ne ferait plus. Le soir, on le conduisait à des fêtes, où les danseuses de l’Opéra venaient se mêler aux dames nouvelles ; et le petit roi, malgré sa dévotion, les préférait pour danser avec elles, et leur envoyait le lendemain, en remerciement de bons et beaux livres pour leur instruction. C’était un singulier moment en France que ce passage des habitudes révolutionnaires aux prétentions monarchiques ; comme il n’y avait ni indépendance dans les unes, ni dignité dans les autres, leurs ridicules se mariaient parfaitement bien ensemble ; elles se groupaient, chacune à sa manière, autour de la puissance bigarrée qui se servait en même temps des moyens de force des deux régimes.

On célébra pour la dernière fois, cette année, le 14 juillet, anniversaire de la Révolution, et une proclamation pompeuse rappela tous les biens résultant de cette journée ; il n’en existait cependant pas un que le Premier Consul ne se promît de détruire. De tous les recueils, le plus bizarre, c’est celui des proclamations de cet homme ; c’est une encyclopédie de tout ce qui peut se dire de contradictoire dans le monde ; et si le chaos était chargé d’endoctriner la terre, il jetterait sans doute ainsi à la tête du genre humain l’éloge de la paix et de la guerre, des lumières et des préjugés, de la liberté et du despotisme, les louanges et les injures sur tous les gouvernements, sur toutes les religions.

Ce fut vers cette époque que Bonaparte envoya le général Leclerc à Saint-Domingue, et qu’il l’appela dans son arrêté notre beau-frère. Ce premier nous royal, qui associait les Français à la prospérité de cette famille, me fut vivement antipathique. Il exigea de sa jolie sœur d’aller avec son mari à Saint-Domingue, et c’est là que sa santé fut abîmée : singulier acte de despotisme pour un homme qui, d’ailleurs, n’est pas accoutumé à une grande sévérité de principes autour de lui ! mais il ne se sert de la morale que pour contrarier les uns et éblouir les autres. Une paix fut conclue, dans la suite, avec le chef des Nègres, Toussaint-Louverture. C’était un homme très criminel ; mais toutefois Bonaparte signa des conditions avec lui, et, au mépris de ces conditions, Toussaint fut amené dans une prison de France, où il a péri de la manière la plus misérable. Peut-être Bonaparte ne se souvient-il pas seulement de ce forfait, parce qu’il lui a été moins reproché que les autres.

Dans une grande forge, on observe avec étonnement la violence des machines qu’une seule volonté fait mouvoir ; ces marteaux, ces laminoirs, semblent des personnes, ou plutôt des animaux dévorants. Si vous vouliez lutter contre leur force, vous en seriez anéanti ; cependant toute cette fureur apparente est calculée, et c’est un seul moteur qui fait agir ces ressorts. La tyrannie de Bonaparte se présente à mes yeux sous cette image ; il fait périr des milliers d’hommes, comme ces roues battent le fer, et ses agents, pour la plupart, sont aussi insensibles qu’elles ; l’impulsion invisible de ces machines humaines vient d’une volonté tout à la fois violente et méthodique, qui transforme la vie morale en un instrument servile ; enfin, pour achever la comparaison, il suffirait d’atteindre le moteur pour que tout rentrât dans le repos.

CHAPITRE VIII : Voyage à Coppet. – Préliminaires de paix avec l’Angleterre.

J’allai, suivant mon heureuse coutume, passer l’été auprès de mon père ; je le trouvai très indigné de la marche que suivaient les affaires ; et, comme il avait toute sa vie autant aimé la vraie liberté que détesté l’anarchie populaire, il se sentait le désir d’écrire contre la tyrannie d’un seul, après avoir si longtemps combattu celle de la multitude. Mon père aimait la gloire, et, quelque sage que fût son caractère, l’aventureux en tout genre ne lui déplaisait pas, quand il fallait s’y exposer pour mériter l’estime publique. Je sentais très bien les dangers que me ferait courir un ouvrage de mon père qui déplairait au Premier Consul ; mais je ne pouvais me résoudre à étouffer ce chant du cygne, qui devait se faire entendre encore sur le tombeau de la liberté française. J’encourageai donc mon père à travailler, et nous renvoyâmes à l’année suivante la question de savoir s’il ferait publier ce qu’il écrivait.

La nouvelle des préliminaires de paix signés entre l’Angleterre et la France vint mettre le comble aux succès de Bonaparte. En apprenant que l’Angleterre l’avait reconnu, il me sembla que j’avais tort de haïr sa puissance ; mais les circonstances ne tardèrent pas à m’ôter ce scrupule. La plus remarquable des conditions de ces préliminaires, c’était l’évacuation complète de l’Égypte ; ainsi toute cette expédition n’avait eu d’autre résultat que de faire parler de Bonaparte. Plusieurs écrits publiés par-delà les barrières du pouvoir de Bonaparte l’accusent d’avoir fait assassiner Kléber en Égypte, parce qu’il était jaloux de sa puissance ; et des personnes dignes de foi m’ont dit que le duel, dans lequel le général d’Estaing a été tué par le général Reynier, fut provoqué par une discussion sur cet objet. Toutefois il me paraît difficile de croire que Bonaparte ait eu le moyen d’armer un Turc contre la vie d’un général français, pendant qu’il était lui-même si loin du théâtre de cet attentat. On ne doit rien dire contre lui qui ne soit prouvé : s’il se trouvait une seule erreur de ce genre parmi les vérités les plus notoires, leur éclat en serait terni. Il ne faut combattre Bonaparte avec aucune de ses armes.

Je retardai mon retour à Paris, pour ne pas être témoin de la grande fête de la paix ; je ne connais pas une sensation plus pénible que ces réjouissances publiques, quand l’âme s’y refuse. On prend une sorte de mépris pour ce badaud de peuple, qui vient célébrer le joug qu’on lui prépare ; ces lourdes victimes dansant devant le palais de leur sacrificateur ; ce Premier Consul appelé le père de la nation qu’il allait dévorer ; ce mélange de bêtise d’une part et de ruse de l’autre ; la fade hypocrisie des courtisans jetant un voile sur l’arrogance du maître, tout m’inspirait un dégoût que je ne pouvais surmonter. Il fallait se contraindre, et au milieu de ces solennités, on était exposé à rencontrer des joies officielles qu’il était plus facile d’éviter dans d’autres moments.

Bonaparte proclamait alors que la paix était le premier besoin du monde ; tous les jours il signait un nouveau traité, qui ressemblait assez au soin avec lequel Polyphème comptait les moutons en les faisant entrer dans sa caverne. Les États-Unis d’Amérique firent aussi la paix avec la France, et ils envoyèrent pour plénipotentiaire un homme qui ne savait pas un mot de français, ignorant apparemment que la plus parfaite intelligence de la langue suffisait à peine pour démêler la vérité dans un gouvernement où l’on savait si bien la cacher. Le Premier Consul, à la présentation de M. Livingston, lui fit, à l’aide d’un interprète, des compliments sur la pureté des mœurs de l’Amérique, et il ajouta : « L’ancien monde est bien corrompu » ; puis se tournant vers M. de ***, lui répéta deux fois : « Expliquez-lui donc que l’ancien monde est bien corrompu ; vous en savez quelque chose, n’est-ce pas ? » C’est une des plus douces paroles qu’il ait adressées en public à ce courtisan de meilleur goût que les autres, qui aurait voulu conserver quelque dignité dans les manières, en sacrifiant celle de l’âme à son ambition.

Cependant les institutions monarchiques s’avançaient à l’ombre de la République. On organisait une garde prétorienne ; les diamants de la Couronne servaient d’ornement à l’épée du Premier Consul, et l’on voyait dans sa parure, comme dans la situation politique du jour, un mélange de l’ancien et du nouveau régime ; il avait des habits tout d’or et des cheveux plats, une petite taille et une grosse tête, je ne sais quoi de gauche et d’arrogant, de dédaigneux et d’embarrassé, qui semblait réunir toute la mauvaise grâce d’un parvenu à toute l’audace d’un tyran. On a vanté son sourire, comme agréable : moi, je crois qu’il aurait certainement déplu dans tout autre ; car ce sourire, partant du sérieux pour y rentrer, ressemblait à un ressort plutôt qu’à un mouvement naturel, et l’expression de ses yeux n’était jamais d’accord avec celle de sa bouche ; mais comme, en souriant, il rassurait ceux qui l’entouraient, on a pris pour du charme le soulagement qu’il faisait éprouver ainsi. Je me rappelle qu’un membre de l’Institut, conseiller d’État, me dit sérieusement que les ongles de Bonaparte étaient parfaitement bien faits. Un autre s’écria : « Les mains du Premier Consul sont charmantes. — Ah ! répondit un jeune seigneur de l’ancienne noblesse, qui alors n’était pas encore chambellan, de grâce, ne parlons pas politique. » Un homme de la Cour, en s’exprimant avec tendresse sur le Premier Consul, disait : « Ce qu’il a souvent, c’est une douceur enfantine. » En effet, dans son intérieur, il se livrait quelquefois à des jeux innocents ; on l’a vu danser avec ses généraux ; on prétend même qu’à Munich, dans le palais de la reine et du roi de Bavière, à qui cette gaieté parut sans doute étrange, il prit un soir le costume espagnol de l’empereur Charles VII, et se mit à danser une ancienne contredanse française, la Monaco.


Remerciements

Merci à la Bibliothèque numérique romande (ebooks-bnr.com) pour la mise à disposition de ce texte.

Et merci à Wikipedia pour ce ‘Portrait of Mme de Staël mentioned in Women painters of the world, from the time of Caterina Vigri, 1413-1463, to Rosa Bonheur and the present day, by Walter Shaw Sparrow, The Art and Life Library, Hodder & Stoughton, 27 Paternoster Row, London’.

 
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