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Entre Ombres et Lumière – Germaine de Staël dans ‘Dix années d’exil’ (EP4)

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Entre Ombres et Lumière
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Entre Ombres et Lumière - Germaine de Staël dans 'Dix années d'exil' (EP4)
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Germaine de Staël, déjà interdite de séjour à moins de quarante lieues de Paris, est expulsée de France et bannie de tous les territoires sous domination française, hormis Coppet et Genève. Elle s’enfuit alors

Dans ce 4e épisode, elle part pour l’Allemagne. Écouter les passages suivants du livre ‘Dix années d’exil’ :

  • CHAPITRE XII : Départ pour l’Allemagne. – Arrivée à Weimar.
  • CHAPITRE XIII : Berlin. – Le prince Louis-Ferdinand.
  • CHAPITRE XIV : Conspiration de Moreau et de Pichegru.
  • CHAPITRE XV : Assassinat du duc d’Enghien.


Transcription ci-dessous:

CHAPITRE XII : Départ pour l’Allemagne. – Arrivée à Weimar.

J’hésitais sur le parti que je prendrais en m’éloignant. Retournerais-je vers mon père, ou m’en irais-je en Allemagne ? Mon père eût accueilli son pauvre oiseau, battu par l’orage, avec une ineffable bonté ; mais je craignais le dégoût de revenir, renvoyée, dans un pays qu’on m’accusait de trouver un peu monotone. J’avais aussi le désir de me relever, par la bonne réception qu’on me promettait en Allemagne, de l’outrage que me faisait le Premier Consul, et je voulais opposer l’accueil bienveillant des anciennes dynasties à l’impertinence de celle qui se préparait à subjuguer la France. Ce mouvement d’amour-propre l’emporta, pour mon malheur : j’aurais revu mon père si j’étais retournée à Genève.

Je priai Joseph de savoir si je pouvais aller en Prusse, car il me fallait au moins la certitude que l’ambassadeur de France ne me réclamerait pas au-dehors comme Française, tandis qu’on me proscrivait au-dedans comme étrangère. Joseph partit pour Saint-Cloud. Je fus obligée d’attendre sa réponse dans une auberge à deux lieues de Paris, n’osant pas rentrer chez moi dans la ville. Un jour se passa sans que cette réponse me parvînt. Ne voulant pas attirer l’attention sur moi, en restant plus longtemps dans l’auberge où j’étais, je fis le tour des murs de Paris pour en aller chercher une autre, de même à deux lieues, mais sur une route différente. Cette vie errante, à quatre pas de mes amis et de ma demeure, me causait une douleur que je ne puis me rappeler sans frissonner. La chambre m’est présente ; la fenêtre où je passais tout le jour pour voir arriver le messager, mille détails pénibles que le malheur entraîne après soi, la générosité trop grande de quelques amis, le calcul voilé de quelques autres, tout mettait mon âme dans une agitation si cruelle, que je ne pourrais la souhaiter à aucun ennemi. Enfin, ce message sur lequel je fondais encore quelque espoir m’arriva. Joseph m’envoyait d’excellentes lettres de recommandation pour Berlin, et me disait adieu d’une manière noble et douce. Il fallut donc partir. Benjamin Constant eut la bonté de m’accompagner ; mais comme il aimait aussi beaucoup le séjour de Paris, je souffrais du sacrifice qu’il me faisait. Chaque pas des chevaux me faisait mal, et, quand les postillons se vantaient de m’avoir menée vite, je ne pouvais m’empêcher de soupirer du triste service qu’ils me rendaient. Je fis ainsi quarante lieues sans reprendre la possession de moi-même. Enfin, nous nous arrêtâmes à Châlons, et Benjamin Constant, ranimant son esprit, souleva, par son étonnante conversation, au moins pendant quelques instants, le poids qui m’accablait. Nous continuâmes, le lendemain, notre route jusqu’à Metz, où je voulais m’arrêter pour attendre des nouvelles de mon père. Là je passai quinze jours, et je rencontrai l’un des hommes les plus aimables et les plus spirituels que puissent produire la France et l’Allemagne combinées, M. Charles Villers. Sa société me charmait, mais elle renouvelait mes regrets pour ce premier des plaisirs, un entretien où l’accord le plus parfait règne dans tout ce qu’on sent et dans tout ce qu’on dit.

Mon père fut indigné des traitements qu’on m’avait fait éprouver à Paris ; il se représentait sa famille ainsi proscrite, et sortant comme des criminels du pays qu’il avait si bien servi. Ce fut lui-même qui me conseilla de passer l’hiver en Allemagne, et de ne revenir auprès de lui qu’au printemps. Hélas ! hélas ! je comptais lui rapporter la moisson d’idées nouvelles que j’allais recueillir dans ce voyage. Depuis plusieurs années il me disait souvent qu’il ne tenait au monde que par mes récits et par mes lettres. Son esprit avait tant de vivacité et de pénétration, que le plaisir de lui parler excitait à penser. J’observais pour lui raconter, j’écoutais pour lui répéter. Depuis que je l’ai perdu, je vois et je sens la moitié moins que je ne faisais quand j’avais pour but de lui plaire, en lui peignant mes impressions.

À Francfort, ma fille, alors âgée de cinq ans, tomba dangereusement malade. Je ne connaissais personne dans la ville ; la langue m’était étrangère, le médecin même auquel je confiai mon enfant parlait à peine français. Oh ! comme mon père partageait ma peine ! quelles lettres il m’écrivait ! que de consultations de médecins, copiées de sa propre main, ne m’envoya-t-il pas de Genève ! On n’a jamais porté plus loin l’harmonie de la sensibilité et de la raison ; on n’a jamais été, comme lui, vivement ému par les peines de ses amis, toujours actif pour les secourir, toujours prudent pour en choisir les moyens, admirable en tout enfin. C’est par le besoin du cœur que je le dis, car que lui fait maintenant la voix même de la postérité !

J’arrivai à Weimar, où je repris courage, en voyant, à travers les difficultés de la langue, d’immenses richesses intellectuelles hors de France. J’appris à lire l’allemand ; j’écoutai Goethe et Wieland, qui, heureusement pour moi, parlaient très bien français. Je compris l’âme et le génie de Schiller, malgré sa difficulté à s’exprimer dans une langue étrangère. La société du duc et de la duchesse de Weimar me plaisait extrêmement, et je passai là trois mois, pendant lesquels l’étude de la littérature allemande donnait à mon esprit tout le mouvement dont il a besoin pour ne pas me dévorer moi-même.

CHAPITRE XIII : Berlin. – Le prince Louis-Ferdinand.

Je partis pour Berlin, et c’est là que je vis cette reine charmante, destinée depuis à tant de malheurs. Le roi m’accueillit avec bonté, et je puis dire que pendant les six semaines que je restai dans cette ville, je n’entendis pas un individu qui ne se louât de la justice du gouvernement. Ce n’est pas que je croie toujours désirable pour un pays d’avoir des formes constitutionnelles qui lui garantissent, par la coopération permanente de la nation, les avantages qu’il tient des vertus d’un bon roi. La Prusse, sous le règne de son souverain actuel, possédait sans doute la plupart de ces avantages ; mais l’esprit public que le malheur y a développé n’y existait point encore ; le régime militaire avait empêché l’opinion de prendre de la force, et l’absence d’une Constitution dans laquelle chaque individu pût se faire connaître selon son mérite, avait laissé l’État dépourvu d’hommes de talent capables de le défendre. La faveur d’un roi, étant nécessairement arbitraire, ne peut pas suffire pour développer l’émulation ; des circonstances purement relatives à l’intérieur des Cours peuvent écarter un homme de mérite du timon des affaires ou y placer un homme médiocre. La routine aussi domine singulièrement dans les pays où le devoir royal est sans contradicteurs ; la justice même d’un roi le porte à se donner des barrières, en conservant à chacun sa place ; et il était presque sans exemple, en Prusse, qu’un homme fût destitué de ses emplois civils ou militaires pour cause d’incapacité. Quel avantage ne devait donc pas avoir l’armée française, presque toute composée d’hommes nés de la Révolution, comme les soldats de Cadmus des dents du dragon ! quel avantage ne devait-elle pas avoir sur ces anciens commandants des places ou des armées prussiennes, à qui rien de nouveau n’était connu ! un roi consciencieux qui n’a pas le bonheur, et c’est à dessein que je me sers de cette expression, le bonheur d’avoir un Parlement comme en Angleterre, se fait des habitudes de tout, de peur de trop user de sa propre volonté ; et dans le temps actuel, il faut négliger les usages anciens pour chercher partout la force du caractère et de l’esprit. Quoi qu’il en soit, Berlin était un des pays les plus heureux de la terre et les plus éclairés.

Les écrivains du XVIIIe siècle faisaient sans doute un grand bien à l’Europe par l’esprit de modération et le goût des lettres que leurs ouvrages inspiraient à la plupart des souverains ; toutefois l’estime que les amis des lumières accordaient à l’esprit français a été l’une des causes des erreurs qui ont perdu pendant si longtemps l’Allemagne. Beaucoup de gens considéraient les armées françaises comme les propagateurs des idées de Montesquieu, de Rousseau ou de Voltaire ; tandis que s’il restait quelques traces des opinions de ces grands hommes dans les instruments du pouvoir de Bonaparte, c’était pour s’affranchir de ce qu’ils appelaient des préjugés, et non pour établir un seul principe régénérateur. Mais il y avait à Berlin et dans le nord de l’Allemagne, à l’époque du printemps de 1804, beaucoup d’anciens partisans de la Révolution française, qui ne s’étaient pas encore aperçus que Bonaparte était un ennemi bien plus acharné des premiers principes de cette Révolution que l’ancienne aristocratie européenne.

J’eus l’honneur de faire connaissance avec le prince Louis-Ferdinand, celui que son ardeur guerrière emporta tellement, qu’il devança presque par sa mort les premiers revers de sa patrie. C’était un homme plein de chaleur et d’enthousiasme, mais qui, faute de gloire, cherchait trop les émotions qui peuvent agiter la vie. Ce qui l’irritait surtout dans Bonaparte, c’était sa manière de calomnier tous ceux qu’il craignait, et d’abaisser même dans l’opinion ceux qui le servaient, pour à tout hasard les tenir mieux dans sa dépendance. Il me disait souvent : « Je lui permets de tuer, mais assassiner moralement, c’est là ce qui me révolte. » Et en effet, qu’on se représente l’état où nous nous sommes vus lorsque ce grand détracteur était maître de toutes les gazettes du continent européen, et qu’il pouvait, ce qu’il a fait souvent, écrire des plus braves hommes qu’ils étaient des lâches, et des femmes les plus pures qu’elles étaient méprisables, sans qu’il y eût moyen de contredire ou de punir de telles assertions.

CHAPITRE XIV : Conspiration de Moreau et de Pichegru.

La nouvelle venait d’arriver à Berlin de la grande conspiration de Moreau, de Pichegru et de Georges Cadoudal. Certainement il existait chez les principaux chefs du parti royaliste un vif désir de renverser l’autorité du Premier Consul, et de s’opposer à l’autorité encore plus tyrannique qu’il se proposait d’établir en se faisant déclarer empereur ; mais on a prétendu, et ce n’est peut-être pas sans fondement, que cette conspiration, qui a si bien servi la tyrannie de Bonaparte, fut encouragée par lui-même, parce qu’il voulait en tirer parti avec un art machiavélique dont il importe d’observer tous les ressorts. Il envoya en Angleterre un jacobin exilé, qui ne pouvait obtenir sa rentrée en France que des services qu’il rendrait au Premier Consul. Cet homme se présenta, comme Sinon dans la ville de Troie, se disant persécuté par les Grecs. Il vit quelques émigrés qui n’avaient ni les vices, ni les facultés qui servent à démêler un certain genre de fourberie. Il lui fut donc très facile d’attraper un vieil évêque, un ancien officier, enfin quelques débris d’un gouvernement sous lequel on ne savait pas seulement ce que c’était que les factions. Il écrivit ensuite une brochure pour se moquer avec beaucoup d’esprit de tous ceux qui l’avaient cru, et qui en effet auraient dû suppléer à la sagacité dont ils étaient privés, par la fermeté des principes, c’est-à-dire n’accorder jamais la moindre confiance à un homme coupable de mauvaises actions. Nous avons tous notre manière de voir ; mais dès qu’on s’est montré perfide ou cruel, Dieu seul peut pardonner, car c’est à lui seul qu’il appartient de lire assez avant dans le cœur humain pour savoir s’il est changé ; l’homme doit se tenir pour jamais éloigné de l’homme qui a perdu son estime. Cet agent déguisé de Bonaparte prétendit qu’il y avait de grands éléments de révolte en France ; il alla trouver à Munich un envoyé anglais, M. Drake, qu’il eut aussi l’art de tromper. Un citoyen de la Grande-Bretagne devait être étranger à ce tissu de ruses, composé des fils croisés du jacobinisme et de la tyrannie.

Georges et Pichegru, qui étaient entièrement du parti des Bourbons, vinrent en France en secret, et se concertèrent avec Moreau, qui voulait délivrer la France du Premier Consul, mais non porter atteinte au droit qu’a la nation française de choisir la forme de gouvernement par laquelle il lui convient d’être régie. Pichegru voulut avoir un entretien avec le général Bernadotte, qui s’y refusa, n’étant pas content de la manière dont l’entreprise était conduite, et désirant avant tout une garantie pour la liberté constitutionnelle de la France. Moreau, dont le caractère est très moral, le talent militaire incontestable, et l’esprit juste et éclairé, se laissa trop aller dans la conversation à blâmer le Premier Consul avant d’être assuré de le renverser. C’est un défaut bien naturel à une âme généreuse, que d’exprimer son opinion, même d’une manière inconsidérée ; mais le général Moreau attirait trop les regards de Bonaparte, pour qu’une telle conduite ne dût pas le perdre. Il fallait un prétexte pour arrêter un homme qui avait gagné tant de batailles, et le prétexte se trouva dans ses paroles à défaut de ses actions.

Les formes républicaines existaient encore ; on s’appelait citoyen, comme si l’inégalité la plus terrible, celle qui affranchit les uns du joug de la loi, tandis que les autres sont soumis à l’arbitraire, n’eût pas régné dans toute la France. On comptait encore les jours d’après le calendrier républicain ; on se vantait d’être en paix avec toute l’Europe continentale ; on faisait, comme à présent encore, des rapports sur la confection des routes et des canaux, sur la construction des ponts et des fontaines ; on portait aux nues les bienfaits du gouvernement ; enfin, il n’existait aucune raison apparente de changer un ordre de choses où l’on se disait si bien. On avait donc besoin d’un complot dans lequel les Anglais et les Bourbons fussent nommés, pour soulever de nouveau les éléments révolutionnaires de la nation, et tourner ces éléments à l’établissement d’un pouvoir ultra-monarchique, sous prétexte d’empêcher le retour de l’ancien régime. Le secret de cette combinaison, qui paraît très compliqué, est fort simple : il fallait faire peur aux révolutionnaires du danger que couraient leurs intérêts, et leur proposer de les mettre en sûreté par un dernier abandon de leurs principes : ainsi fut-il fait.

Pichegru était devenu tout simplement royaliste, comme il avait été républicain ; on avait retourné son opinion : son caractère était supérieur à son esprit ; mais l’un n’était pas plus fait que l’autre pour entraîner les hommes. Georges avait plus d’élan, mais il n’était destiné, ni par son éducation ni par la nature, au rang de chef. Quand on les sut à Paris, on fit arrêter Moreau ; on ferma les barrières ; on déclara que celui qui donnerait asile à Pichegru ou à Georges serait puni de mort, et toutes les mesures du jacobinisme furent remises en vigueur pour défendre la vie d’un seul homme. Non seulement cet homme a trop d’importance à ses propres yeux pour rien ménager quand il s’agit de lui-même, mais il entrait d’ailleurs dans ses calculs d’effrayer les esprits, de rappeler les jours de la Terreur, afin d’inspirer, s’il était possible, le besoin de se jeter dans ses bras pour échapper aux troubles que lui-même accroissait par toutes ses mesures. On découvrit la retraite de Pichegru, et Georges fut arrêté dans un cabriolet ; car, ne pouvant plus habiter dans aucune maison, il courait ainsi la ville jour et nuit pour se dérober aux poursuites. Celui des agents de la police qui prit Georges eut pour récompense la Légion d’honneur. Il me semble que les militaires français auraient dû lui souhaiter tout autre salaire.

Le Moniteur fut rempli d’adresses au Premier Consul, à l’occasion des dangers auxquels il avait échappé ; cette répétition continuelle des mêmes phrases, partant de tous les coins de la France, présente un accord de servitude dont il n’y a peut-être jamais eu d’exemple chez aucun peuple. On peut, en feuilletant le Moniteur, trouver, suivant les époques, des thèmes sur la liberté, sur le despotisme, sur la philosophie, sur la religion, dans lesquels les départements et les bonnes villes de France s’évertuent à dire la même chose en termes différents ; et l’on s’étonne que des hommes aussi spirituels que les Français s’en tiennent au succès de la rédaction, et n’aient pas une fois l’envie d’avoir des idées à eux ; on dirait que l’émulation des mots leur suffit. Ces hymnes dictés, avec les points d’admiration qui les accompagnent, annonçaient cependant que tout était tranquille en France, et que le petit nombre d’agents de la perfide Albion étaient saisis. Un général, il est vrai, s’amusait bien à dire que les Anglais avaient jeté des balles de coton du Levant sur les côtes de la Normandie, pour donner la peste à la France ; mais ces inventions, gravement bouffonnes, n’étaient considérées que comme des flatteries adressées au Premier Consul ; et les chefs de la conspiration, aussi bien que leurs agents, étant en la puissance du gouvernement, on avait lieu de croire que le calme était rétabli en France ; mais Bonaparte n’avait pas encore atteint son but.

CHAPITRE XV : Assassinat du duc d’Enghien.

Je demeurais à Berlin sur le quai de la Sprée, et mon appartement était au rez-de-chaussée. Un matin, à huit heures, on m’éveilla pour me dire que le prince Louis-Ferdinand était à cheval sous mes fenêtres, et me demandait de venir lui parler. Très étonnée de cette visite si matinale, je me hâtai de me lever pour aller vers lui. Il avait singulièrement bonne grâce à cheval, et son émotion ajoutait encore à la noblesse de sa figure. « Savez-vous, me dit-il, que le duc d’Enghien a été enlevé sur le territoire de Baden, livré à une commission militaire, et fusillé vingt-quatre heures après son arrivée à Paris ? — Quelle folie ! lui répondis-je ; ne voyez-vous pas que ce sont les ennemis de la France qui ont fait circuler ce bruit ? » En effet, je l’avoue, ma haine, quelque forte qu’elle fût contre Bonaparte, n’allait pas jusqu’à me faire croire à la possibilité d’un tel forfait. « Puisque vous doutez de ce que je vous dis, me répondit le prince Louis, je vais vous envoyer le Moniteur, dans lequel vous lirez le jugement. » Il partit à ces mots, et l’expression de sa physionomie présageait la vengeance ou la mort. Un quart d’heure après, j’eus entre les mains ce Moniteur du 21 mars (30 pluviôse), qui contenait un arrêt de mort prononcé par la commission militaire séant à Vincennes, contre le nommé Louis d’Enghien ! C’est ainsi que des Français désignaient le petit-fils des héros qui ont fait la gloire de leur patrie ! Quand on abjurerait tous les préjugés d’illustre naissance, que le retour des formes monarchiques devait nécessairement rappeler, pourrait-on blasphémer ainsi les souvenirs de la bataille de Lens et de celle de Rocroi ? Ce Bonaparte qui en a gagné, des batailles, ne sait pas même les respecter ; il n’y a ni passé ni avenir pour lui ; son âme impérieuse et méprisante ne veut rien reconnaître de sacré pour l’opinion ; il n’admet le respect que pour la force existante. Le prince Louis m’écrivait, en commençant son billet par ces mots : « Le nommé Louis de Prusse fait demander à Mme de Staël, etc. » Il sentait l’injure faite au sang royal dont il sortait, au souvenir des héros parmi lesquels il brûlait de se placer. Comment, après cette horrible action, un seul roi de l’Europe a-t-il pu se lier avec un tel homme ? La nécessité, dira-t-on ? Il y a un sanctuaire de l’âme où jamais son empire ne doit pénétrer ; s’il n’en était pas ainsi, que serait la vertu sur la terre ? un amusement libéral qui ne conviendrait qu’aux paisibles loisirs des hommes privés.

Une personne de ma connaissance m’a raconté que peu de jours après la mort du duc d’Enghien, elle alla se promener autour du donjon de Vincennes ; la terre encore fraîche marquait la place où il avait été enseveli ; des enfants jouaient aux petits palets sur ce tertre de gazon, seul monument pour de telles cendres. Un vieil invalide, à cheveux blancs, assis non loin de là, était resté quelque temps à contempler ces enfants ; enfin il se leva, et, les prenant par la main, il leur dit en versant quelques pleurs : « Ne jouez pas là, mes enfants, je vous prie. » Ces larmes furent tous les honneurs qu’on rendit au descendant du grand Condé, et la terre n’en porta pas longtemps l’empreinte.

Pour un moment du moins, l’opinion parut se réveiller parmi les Français, l’indignation fut générale. Mais, lorsque ces flammes généreuses s’éteignirent, le despotisme s’établit d’autant mieux qu’on avait essayé vainement d’y résister. Le Premier Consul fut pendant quelques jours assez inquiet de la disposition des esprits. Fouché lui-même blâmait cette action ; il avait dit ce mot si caractéristique du régime actuel : « C’est pis qu’un crime, c’est une faute. » Il y a bien des pensées renfermées dans cette phrase : mais heureusement qu’on peut la retourner avec vérité, en affirmant que la plus grande des fautes, c’est le crime. Bonaparte demanda à un sénateur honnête homme : « Que pense-t-on de la mort du duc d’Enghien ? — Général, lui répondit-il, on en est fort affligé. — Cela ne m’étonne pas, dit Bonaparte ; une Maison qui a longtemps régné dans un pays intéresse toujours », voulant ainsi rattacher à ses intérêts de parti le sentiment le plus naturel que le cœur humain puisse éprouver. Une autre fois il fit la même question à un tribun, qui, plein d’envie de lui plaire, lui répondit : « Eh bien, général, si nos ennemis prennent des mesures atroces contre nous, nous avons raison de faire de même » ; ne s’apercevant pas que c’était dire que la mesure était atroce. Le Premier Consul affectait de considérer cet acte comme inspiré par la raison d’État. Un jour, vers ce temps, il discutait avec un homme d’esprit sur les pièces de Corneille : « Voyez, lui dit-il, le salut public, ou, pour mieux dire, la raison d’État a pris chez les modernes la place de la fatalité chez les anciens ; il y a tel homme qui, par sa nature, serait incapable d’un forfait ; mais les circonstances politiques lui en font une loi. Corneille est le seul qui ait montré dans ses tragédies, qu’il connaissait la raison d’État ; aussi je l’aurais fait mon premier ministre, s’il avait vécu de mon temps. » Toute cette apparente bonhomie dans la discussion avait pour but de prouver qu’il n’y avait point de passion dans la mort du duc d’Enghien, et que les circonstances, c’est-à-dire ce dont un chef de l’État est juge exclusivement, motivaient et justifiaient tout. Qu’il n’y ait point eu de passion dans sa résolution relativement au duc d’Enghien, cela est parfaitement vrai ; on a voulu que la fureur ait inspiré ce forfait ; il n’en est rien. Par quoi cette fureur aurait-elle été provoquée ? Le duc d’Enghien n’avait en rien provoqué le Premier Consul ; Bonaparte espérait d’abord de prendre M. le duc de Berri, qui, dit-on, devait débarquer en Normandie, si Pichegru lui avait fait donner avis qu’il en était temps. Ce prince est plus près du trône que le duc d’Enghien, et d’ailleurs il aurait enfreint les lois existantes s’il était venu en France. Ainsi, de toutes les manières il convenait mieux à Bonaparte de faire périr celui-là que le duc d’Enghien ; mais, à défaut du premier, il choisit le second, en discutant la chose froidement. Entre l’ordre de l’enlever et celui de le faire périr, plus de huit jours s’étaient écoulés, et Bonaparte commanda le supplice du duc d’Enghien longtemps d’avance, aussi tranquillement qu’il a depuis sacrifié des millions d’hommes à ses ambitieux caprices.

On se demande maintenant quels ont été les motifs de cette terrible action, et je crois facile de les démêler. D’abord Bonaparte voulait rassurer le parti révolutionnaire, en contractant avec lui l’alliance du sang. Un ancien jacobin s’écria, en apprenant cette nouvelle : « Tant mieux ! le général Bonaparte s’est fait de la Convention. » Pendant longtemps, les jacobins voulaient qu’un homme eût voté la mort du roi pour être premier magistrat de la république ; c’était ce qu’ils appelaient avoir donné des gages à la Révolution. Bonaparte remplissait cette condition du crime, mise à la place de la condition de propriété exigée dans d’autres pays ; il donnait la certitude que jamais il ne servirait les Bourbons ; ainsi ceux de leur parti qui s’attachaient au sien brûlaient leurs vaisseaux sans retour.

À la veille de se faire couronner par les mêmes hommes qui avaient proscrit la royauté, de rétablir une noblesse par les fauteurs de l’égalité, il crut nécessaire de les rassurer par l’affreuse garantie de l’assassinat d’un Bourbon. Dans la conspiration de Pichegru et de Moreau, Bonaparte savait que les républicains et les royalistes s’étaient réunis contre lui ; cette étrange coalition, dont la haine qu’il inspire était le nœud, l’avait étonné. Plusieurs hommes, qui tenaient des places de lui, étaient désignés pour servir la révolution qui devait briser son pouvoir, et il lui importait que désormais tous ses agents se crussent perdus sans ressource, si leur maître était renversé ; enfin, surtout, ce qu’il voulait, au moment de saisir la couronne, c’était d’inspirer une telle terreur, que personne ne sût lui résister. Il viola tout dans une seule action : le droit des gens européen, la Constitution telle qu’elle existait encore, la pudeur publique, l’humanité, la religion. Il n’y avait rien au-delà de cette action ; donc on pouvait tout craindre de celui qui l’avait commise. On crut pendant quelque temps en France que le meurtre du duc d’Enghien était le signal d’un nouveau système révolutionnaire, et que les échafauds allaient être relevés. Mais Bonaparte ne voulait qu’apprendre une chose aux Français, c’est qu’il pouvait tout, afin qu’ils lui sussent gré du mal qu’il ne faisait pas, comme à d’autres d’un bienfait. On le trouvait clément quand il laissait vivre : on avait si bien vu comme il lui était facile de faire mourir ! La Russie, la Suède, et surtout l’Angleterre, se plaignirent de la violation de l’empire germanique ; les princes allemands eux-mêmes se turent, et le débile souverain sur le territoire duquel cet attentat avait été commis, demanda, dans une note diplomatique, qu’on ne parlât plus de l’événement qui était arrivé. Cette phrase bénigne et voilée, pour désigner un tel acte, ne caractérise-t-elle pas la bassesse de ces princes qui ne faisaient plus consister leur souveraineté que dans leurs revenus, et traitaient un État comme un capital dont il faut se laisser payer les intérêts le plus tranquillement que l’on peut ?


Remerciements

Merci à la Bibliothèque numérique romande (ebooks-bnr.com) pour la mise à disposition de ce texte.

Et merci à Wikipedia pour ce ‘Portrait of Mme de Staël mentioned in Women painters of the world, from the time of Caterina Vigri, 1413-1463, to Rosa Bonheur and the present day, by Walter Shaw Sparrow, The Art and Life Library, Hodder & Stoughton, 27 Paternoster Row, London’.

 
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