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Entre Ombres et Lumière – Germaine de Staël dans ‘Dix années d’exil’ (EP3)

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Entre Ombres et Lumière
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Entre Ombres et Lumière - Germaine de Staël dans 'Dix années d'exil' (EP3)
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Germaine de Staël dans Dix années d’exil: la colère de la baronne n’a d’égale que son désespoir face aux circonstances tragiques qui entourent la publication de De l’Allemagne. Alors qu’elle travaille aux corrections du troisième volume à Chaumont-sur-Loire, en septembre 1810, l’œuvre, jugée suspecte par la police de Napoléon, est supprimée et mise au pilon. Son auteure, déjà interdite de séjour à moins de quarante lieues de la capitale, est expulsée de France et bannie de tous les territoires sous domination française, hormis Coppet et Genève.

Dans ce 3e épisode, écouter ces passages du livre ‘Dix années d’exil’ de l’auteure suisse Germaine de Staël:

  • CHAPITRE IX : Paris en 1802. – Bonaparte Président de la République italienne. – Retour à Coppet.
  • CHAPITRE X : Nouveaux symptômes de la malveillance de Bonaparte contre mon père et moi. – Affaire de Suisse.
  • CHAPITRE XI : Rupture avec l’Angleterre. – Commencement de mon exil.


Transcription ci-dessous:

CHAPITRE IX : Paris en 1802. – Bonaparte Président de la République italienne. – Retour à Coppet.

Chaque pas du Premier Consul annonçait de plus en plus ouvertement son ambition sans bornes. Tandis qu’on négociait à Amiens la paix avec l’Angleterre, il fit rassembler à Lyon la consulte cisalpine, c’est-à-dire les députés de toute la Lombardie et des États adjacents, qui s’étaient constitués en République sous le Directoire, et qui demandaient maintenant quelle nouvelle forme ils devaient prendre. Comme on n’était point encore accoutumé à ce que l’unité de la République française fût transformée en l’unité d’un seul homme, personne n’imaginait qu’il voulût réunir sur sa tête le consulat de France et la présidence de l’Italie, de manière qu’on s’attendait à voir nommer le comte Melzi, que ses lumières, son illustre naissance et le respect de ses concitoyens désignaient pour cette place. Tout à coup le bruit se répandit que Bonaparte se faisait nommer ; et à cette nouvelle on aperçut encore un mouvement de vie dans les esprits. On disait que la Constitution faisait perdre le droit de citoyen français à quiconque accepterait des emplois en pays étranger ; mais était-il Français celui qui ne voulait se servir de la grande nation que pour opprimer l’Europe, et de l’Europe que pour mieux opprimer la grande nation ? Bonaparte escamota la nomination de président à tous ces Italiens, qui n’apprirent qu’il fallait le nommer que peu d’heures avant d’aller au scrutin. On leur dit de joindre le nom de M. de Melzi, comme vice-président, à celui de Bonaparte. On les assura qu’ils ne seraient gouvernés que par celui qui serait toujours au milieu d’eux, et que l’autre ne voulait qu’un titre honorifique. Bonaparte dit lui-même, avec sa manière emphatique : « Cisalpins, je conserverai seulement la grande pensée de vos affaires. » Et la grande pensée voulait dire la toute-puissance. Le lendemain de ce choix, on continua à faire sérieusement une Constitution, comme s’il pouvait en exister une à côté de cette main de fer. On divisa la nation en trois classes : les possidenti, les dotti et les commercianti. Les propriétaires, pour les imposer ; les hommes de lettres, pour les faire taire, et les commerçants, pour leur fermer tous les ports. Ces paroles sonores de l’italien prêtent encore mieux au charlatanisme que le français.

Bonaparte avait changé le nom de république cisalpine en celui de république italienne, et menaçait ainsi l’Europe de ses conquêtes futures dans le reste de l’Italie. Une telle démarche n’était rien moins que pacifique, et cependant elle n’arrêta point la signature du traité d’Amiens : tant l’Europe et l’Angleterre elle-même désiraient la paix ! J’étais chez le ministre d’Angleterre lorsqu’il reçut les conditions de cette paix. Il les lut à tous ceux qu’il avait à dîner chez lui, et je ne puis exprimer quel fut mon étonnement à chaque article. L’Angleterre rendait toutes ses conquêtes : elle rendait Malte, dont on avait dit, lorsqu’elle fut prise par les Français, que s’il n’y avait eu personne dans la forteresse on n’y serait jamais entré. Elle cédait tout, sans compensation, à une puissance qu’elle avait constamment battue sur la mer. Quel singulier effet de la passion de la paix ! Et cet homme, qui avait obtenu comme par miracle de tels avantages, n’eut pas même la patience d’en profiter quelques années pour mettre la marine française en état de s’essayer contre l’Angleterre ! À peine le traité d’Amiens était-il signé, que Napoléon réunit, par un sénatus-consulte, le Piémont à la France. Pendant l’année que dura la paix, tous les jours furent marqués par des proclamations nouvelles, tendant à faire rompre le traité. Le motif de cette conduite est facile à démêler : Bonaparte voulait éblouir les Français, tantôt par des paix inattendues, tantôt par des guerres qui le rendissent nécessaire. Il croyait qu’en tout genre la tempête était favorable à l’usurpation. Les gazettes chargées de vanter les douceurs de la paix, au printemps de 1802, disaient alors : « Nous touchons au moment où la politique sera nulle. » En effet, si Bonaparte l’avait voulu, à cette époque, il pouvait facilement donner vingt ans de paix à l’Europe effrayée et ruinée.

Les amis de la liberté, dans le Tribunat, essayaient encore de lutter contre l’autorité toujours croissante du Premier Consul ; mais l’opinion publique ne les secondait point alors. Le plus grand nombre des tribuns de l’opposition méritaient, à tous les égards, la plus parfaite estime : mais trois ou quatre individus qui siégeaient dans leurs rangs s’étaient rendus coupables des excès de la Révolution, et le gouvernement avait grand soin de rejeter sur tous le blâme qui pesait sur quelques-uns. Cependant les hommes réunis en assemblée publique finissent toujours par s’électriser dans le sens de l’élévation de l’âme, et ce Tribunat, tel qu’il était, aurait empêché la tyrannie, si on l’avait laissé subsister. Déjà la majorité des voix avait nommé candidat au Sénat un homme qui ne plaisait point au Premier Consul, Daunou, républicain probe et éclairé, mais certes nullement à craindre. C’en fut assez pour déterminer le Premier Consul à l’élimination du Tribunat, c’est-à-dire à faire sortir un à un, sur la désignation des sénateurs, les vingt membres les plus énergiques de l’Assemblée, et à les faire remplacer par vingt hommes dévoués au gouvernement. Les quatre-vingts qui restaient devaient chaque année subir la même opération par quart. Ainsi la leçon leur était donnée sur ce qu’ils avaient à faire pour être maintenus dans leurs places, c’est-à-dire dans leurs quinze mille francs de rente ; car le Premier Consul voulait conserver encore quelque temps cette assemblée mutilée, qui devait servir pendant deux ou trois ans de masque populaire aux actes de la tyrannie.

Parmi les tribuns proscrits se trouvaient plusieurs de mes amis ; mais mon opinion était à cet égard indépendante de mes affections. Peut-être éprouvais-je cependant une irritation plus forte de l’injustice qui tombait sur des personnes avec qui j’étais liée, et je crois bien que je me laissai aller à quelques sarcasmes sur cette façon hypocrite d’interpréter même la malheureuse Constitution, dans laquelle on avait tâché de ne pas laisser entrer le moindre souffle de liberté.

Il se formait alors, autour du général Bernadotte, un parti de généraux et de sénateurs qui voulaient savoir de lui s’il n’y avait pas quelques résolutions à prendre contre l’usurpation qui s’approchait à grands pas. Il proposa divers plans qui se fondaient tous sur une mesure législative quelconque, regardant tout autre moyen comme contraire à ses principes. Mais pour cette mesure il fallait une délibération au moins de quelques membres du Sénat, et pas un d’eux n’osait souscrire un tel acte. Pendant que toute cette négociation très dangereuse se conduisait, je voyais souvent le général Bernadotte et ses amis : c’était plus qu’il n’en fallait pour me perdre, si leurs desseins étaient découverts, Bonaparte disait que l’on sortait toujours de chez moi moins attaché à lui qu’on n’y était entré ; enfin il se préparait à ne voir que moi de coupable parmi tous ceux qui l’étaient bien plus que moi, mais qu’il lui importait davantage de ménager.

Je partis pour Coppet dans ces entrefaites, et j’arrivai chez mon père dans un état très pénible d’accablement et d’anxiété. Des lettres de Paris m’apprirent qu’après mon départ le Premier Consul s’était exprimé très vivement contre mes rapports de société avec le général Bernadotte. Tout annonçait qu’il était résolu à m’en punir ; mais il s’arrêta devant l’idée de frapper le général Bernadotte, soit qu’il eût besoin de ses talents militaires, soit que les liens de famille le retinssent, soit que la popularité de ce général dans l’armée française soit plus grande que celle des autres, soit enfin qu’un certain charme dans les manières de Bernadotte rende difficile, même à Bonaparte, d’être tout à fait son ennemi. Ce qui choquait le Premier Consul plus encore que les opinions qu’il me supposait, c’était le nombre d’étrangers qui étaient venus me voir. Le fils du stathouder, le prince d’Orange, m’avait fait l’honneur de dîner chez moi, et Bonaparte lui en avait adressé des reproches. C’était peu de chose que l’existence d’une femme qu’on venait voir pour sa réputation littéraire ; mais ce peu de chose ne relevait pas de lui, et c’en était assez pour qu’il voulût l’écraser.

Dans cette année (1802) se traita l’affaire des princes possessionnés en Allemagne. Toute cette négociation fut conduite à Paris, au grand avantage, dit-on, des ministres qui en furent chargés. Quoi qu’il en soit, c’est à cette époque que commença le dépouillement diplomatique de l’Europe entière, qui ne devait s’arrêter qu’à ses confins. On vit tous les plus grands seigneurs de la féodale Germanie apporter à Paris leur cérémonial, dont les formes obséquieuses plaisaient plus au Premier Consul que l’air encore dégagé des Français, et redemander ce qui leur appartenait, avec une servilité qui ferait presque perdre des droits à ce qu’on possède, tant on a l’air de ne compter pour rien l’autorité de la justice.

Une nation éminemment fière, les Anglais, n’était pas tout à fait exempte, à cette époque, d’une curiosité pour la personne du Premier Consul qui tenait de l’hommage. Le parti ministériel jugeait cet homme tel qu’il était : mais le parti de l’opposition, qui devait haïr davantage la tyrannie, puisqu’il est censé plus enthousiaste de la liberté, le parti de l’opposition, et Fox lui-même, dont on ne peut rappeler le talent et la bonté sans admiration et sans attendrissement, eurent le tort de montrer beaucoup trop d’égards pour Bonaparte, et de prolonger l’erreur de ceux qui voulaient encore confondre avec la Révolution de France l’ennemi le plus décidé des premiers principes de cette Révolution.

CHAPITRE X : Nouveaux symptômes de la malveillance de Bonaparte contre mon père et moi. –
Affaire de Suisse.

Au commencement de l’hiver de 1802 à 1803, quand je lisais dans les papiers que Paris réunissait tant d’hommes illustres de l’Angleterre à tant d’hommes spirituels de la France, j’éprouvais, je l’avoue, un vif désir de me trouver au milieu d’eux. Je ne dissimule point que le séjour de Paris m’a toujours semblé le plus agréable de tous : j’y suis née, j’y ai passé mon enfance et ma première jeunesse ; la génération qui a connu mon père, les amis qui ont traversé avec nous les périls de la Révolution, c’est là seulement que je puis les retrouver. Cet amour de la patrie, qui a saisi les âmes les plus fortes, s’empare plus vivement encore de nous, quand les goûts de l’esprit se trouvent réunis aux affections du cœur et aux habitudes de l’imagination. La conversation française n’existe qu’à Paris, et la conversation a été, depuis mon enfance, mon plus grand plaisir. J’éprouvais une telle douleur à la crainte d’être privée de ce séjour, que ma raison ne pouvait rien contre elle. J’étais alors dans toute la vivacité de la vie ; et c’est précisément le besoin des jouissances animées qui conduit le plus souvent au désespoir, car il rend la résignation bien difficile, et sans elle on ne peut supporter les vicissitudes de l’existence.

Aucune défense de me donner des passeports pour Paris n’était arrivée au préfet de Genève ; mais je savais que le Premier Consul avait dit au milieu de son cercle que je ferais mieux de n’y pas revenir, et il avait déjà l’habitude, sur des sujets de cette nature, de dicter ses volontés en conversation, afin qu’on le dispensât d’agir, en prévenant ses ordres. S’il avait dit ainsi que tel ou tel individu devrait se pendre, je crois qu’il trouverait très mauvais que le sujet soumis n’eût pas, en conséquence de l’insinuation, fait acheter la corde et préparer la potence. Un autre symptôme de la malveillance de Bonaparte envers moi, ce fut la manière dont les journaux français traitèrent mon roman de Delphine, qui parut à cette époque ; ils s’avisèrent de le proclamer immoral, et l’ouvrage que mon père avait approuvé, ces censeurs courtisans le condamnèrent. On pouvait trouver dans ce livre cette fougue de jeunesse et cette ardeur d’être heureuse, que dix années, et dix années de souffrances, m’ont appris à diriger d’une autre manière. Mais mes critiques n’étaient pas capables de sentir ce genre de tort, et tout simplement ils obéissaient à la même voix qui leur avait commandé de déchirer l’ouvrage du père, avant d’attaquer celui de la fille. En effet, il nous revenait de tous les côtés que la véritable raison de la colère du Premier Consul, c’était ce dernier écrit de mon père, dans lequel tout l’échafaudage de sa monarchie était tracé d’avance.

Mon père partageait mon goût pour le séjour de Paris, et ma mère, pendant sa vie, l’avait aussi vivement éprouvé. J’étais extrêmement triste d’être séparée de mes amis, de ne pouvoir donner à mes enfants ce genre de sentiment des beaux-arts qui s’acquiert difficilement à la campagne ; et, comme il n’y avait rien de prononcé contre mon retour, dans la lettre du consul Lebrun, mais seulement des insinuations piquantes, je formais cent projets pour revenir, et pour essayer si le Premier Consul, qui alors ménageait encore l’opinion, voudrait braver le bruit que ferait mon exil. Mon père, qui daignait toujours se faire un reproche d’avoir eu part à ce qui gâtait mon sort, conçut l’idée d’aller lui-même à Paris pour parler au Premier Consul en ma faveur. J’avoue que dans le premier moment j’acceptai la preuve de dévouement que m’offrait mon père ; je me faisais une telle idée de l’ascendant que devait exercer sa présence, qu’il me semblait impossible de lui résister : son âge, l’expression si belle de ses regards, tant de noblesse d’âme et de finesse d’esprit réunies, me paraissaient devoir captiver même Bonaparte. Je ne savais pas encore alors jusqu’à quel point le Premier Consul était irrité contre son livre ; mais heureusement pour moi, je réfléchis que les avantages mêmes de mon père n’auraient fait qu’exciter dans le Consul un plus vif désir d’humilier celui qui les possédait ; et sûrement il aurait trouvé, du moins en apparence, les moyens d’y parvenir : car le pouvoir, en France, a bien des alliés, et si l’on a vu souvent l’esprit d’opposition se développer dans ce pays, c’est parce que la faiblesse du gouvernement lui offrait de faciles victoires. On ne saurait trop le répéter, ce que les Français aiment en toutes choses, c’est le succès, et la puissance réussit aisément dans ce pays à rendre le malheur ridicule. Enfin, grâce au ciel, je me réveillai des illusions auxquelles je m’étais livrée, et je refusai positivement le généreux sacrifice que mon père voulait me faire. Quand il me vit bien décidée à ne pas l’accepter, j’aperçus combien il lui en aurait coûté. Quinze mois après, je perdis mon père, et, s’il eût alors exécuté le voyage qu’il projetait, j’aurais attribué sa maladie à cette cause, et le remords eût encore envenimé ma blessure.

C’est aussi dans l’hiver de 1802 à 1803 que la Suisse prit les armes contre la Constitution unitaire qu’on lui avait imposée. Singulière manie des révolutionnaires français, d’obliger tous les pays à s’organiser politiquement de la même manière que la France ! Il y a sans doute des principes communs à tous les pays, ce sont ceux qui assurent les droits civils et politiques des peuples libres ; mais que ce soit une monarchie limitée comme l’Angleterre, une république fédérée comme les États-Unis ou les treize cantons suisses, qu’importe ? et faut-il réduire l’Europe à une idée, comme le peuple romain à une seule tête, afin de pouvoir commander et changer tout en un jour !

Le Premier Consul n’attachait assurément aucune importance à telle ou telle forme de Constitution, et même à quelque Constitution que ce pût être ; mais ce qui lui importait, c’était de tirer de la Suisse le meilleur parti possible pour son intérêt, et, à cet égard, il se conduisit avec prudence. Il combina les divers projets qu’on lui offrit, et en forma une Constitution qui conciliait assez bien les anciennes habitudes avec les prétentions nouvelles ; et, en se faisant nommer médiateur de la Confédération suisse, il tira plus d’hommes de ce pays qu’il n’en aurait pu faire sortir, s’il l’eût gouverné immédiatement. Il fit venir à Paris des députés nommés par les cantons et les principales villes de la Suisse, et il eut, le 29 janvier 1803, sept heures de conférence avec dix délégués choisis dans le sein de cette députation générale. Il insista sur la nécessité de rétablir les cantons démocratiques tels qu’ils avaient été, prononçant à cet égard des maximes déclamatoires sur la cruauté qu’il y aurait à priver des pâtres relégués dans les montagnes de leur seul amusement, les assemblées populaires ; et disant aussi (ce qui le touchait de plus près) les raisons qu’il avait de se défier plutôt des cantons aristocratiques. Il insista beaucoup sur l’importance de la Suisse pour la France. Ces propres paroles sont consignées dans un récit de cet entretien : « Je déclare que, depuis que je suis à la tête du gouvernement, aucune puissance ne s’est intéressée à la Suisse ; c’est moi qui ait fait reconnaître la république helvétique à Lunéville ; l’Autriche ne s’en souciait nullement. À Amiens, je voulais en faire autant, l’Angleterre l’a refusé ; mais l’Angleterre n’a rien à faire avec la Suisse. Si elle avait exprimé la crainte que je ne voulusse me faire déclarer votre landammann, je le serais devenu. On a dit que l’Angleterre favorisait la dernière insurrection ; si son Cabinet avait fait une démarche officielle, s’il y avait eu un mot à ce sujet dans la gazette de Londres, je vous réunissais. » Quel incroyable langage ! Ainsi l’existence d’un peuple qui s’est assuré son indépendance, au milieu de l’Europe, par des efforts héroïques, et qui l’a maintenue pendant cinq siècles par la modération et la sagesse ; cette existence eût été anéantie par un mouvement d’humeur que le moindre hasard pouvait exciter dans un être aussi capricieux. Bonaparte ajouta dans cette même conversation, qu’il était désagréable pour lui d’avoir une Constitution à faire, parce que cela l’exposait à être sifflé, ce qu’il ne voulait pas. Cette expression porte le caractère de vulgarité faussement affable qu’il se plaît souvent à montrer. Rœderer et Desmeunier écrivirent l’acte de médiation sous sa dictée, et tout cela se passait pendant que ses troupes occupaient la Suisse. Depuis, il les a retirées, et ce pays, il faut en convenir, a été mieux traité par Napoléon que le reste de l’Europe, bien qu’il soit politiquement et militairement tout à fait sous sa dépendance ; aussi restera-t-il tranquille dans l’insurrection générale. Les peuples européens étaient disposés à une mesure de patience telle, qu’il a fallu Bonaparte pour l’épuiser.

Les journaux de Londres attaquaient assez amèrement le Premier Consul ; la nation anglaise était trop éclairée pour ne pas apercevoir où tendaient toutes les actions de cet homme. Chaque fois qu’on lui apportait une traduction des papiers anglais, il faisait une scène à lord Whitworth, qui lui répondait avec autant de sang-froid que de raison, que le roi de la Grande-Bretagne lui-même n’était pas à l’abri des sarcasmes des gazetiers, et que la Constitution ne permettait pas de gêner leur liberté à cet égard. Cependant le gouvernement anglais fit intenter un procès à Peltier[2], pour des articles de son journal dirigés contre le Premier Consul. Peltier eut l’honneur d’être défendu par M. Mackintosh, qui fit à cette occasion l’un des plaidoyers les plus éloquents qu’on ait lus dans les temps modernes : je dirai plus tard dans quelles circonstances ce plaidoyer me parvint.

CHAPITRE XI : Rupture avec l’Angleterre. – Commencement de mon exil.

J’étais à Genève, vivant par goût et par circonstance dans la société des Anglais, lorsque la nouvelle de la déclaration de guerre nous arriva. Le bruit se répandit aussitôt que les voyageurs anglais seraient faits prisonniers : comme on n’avait rien vu de pareil dans le droit des gens européen, je n’y croyais point, et ma sécurité faillit nuire à plusieurs de mes amis ; toutefois ils se sauvèrent. Mais les hommes les plus étrangers à la politique, lord Beverley, père de onze enfants, revenant d’Italie avec sa femme et ses filles, cent autres personnes, qui avaient des passeports français, qui se rendaient aux universités pour s’instruire, ou dans les pays du Midi pour se guérir, voyageant sous la sauvegarde des lois admises chez toutes les nations, furent arrêtées et languissent depuis dix ans dans les villes de province, menant la vie la plus triste que l’imagination puisse se représenter. Cet acte scandaleux n’était d’aucune utilité ; à peine deux mille Anglais, pour la plupart très peu militaires, furent-ils victimes de cette fantaisie de tyran, de faire souffrir quelques pauvres individus, par humeur contre l’invincible nation à laquelle ils appartiennent.

Ce fut pendant l’été de 1803 que commença la grande farce de la descente : des bateaux plats furent ordonnés d’un bout de la France à l’autre ; on en construisait dans les forêts, sur les bords des grands chemins. Les Français, qui ont en toutes choses une assez grande ardeur imitative, taillaient planche sur planche, faisaient phrase sur phrase : les uns, en Picardie, élevaient un arc de triomphe sur lequel était écrit : Route de Londres ; d’autres écrivaient : « À Bonaparte le Grand : nous vous prions de nous admettre sur le vaisseau qui vous portera en Angleterre, et avec vous les destinées et les vengeances du peuple français. » Ce vaisseau que Bonaparte devait monter a eu le temps de s’user dans le port. D’autres mettaient pour devise à leurs pavillons dans la rade : Un bon vent et trente heures. Enfin toute la France retentissait de gasconnades dont Bonaparte seul savait très bien le secret.

Vers l’automne je me crus oubliée de Bonaparte : on m’écrivit de Paris qu’il était tout entier absorbé par son expédition d’Angleterre, qu’il se proposait de partir pour les côtes, et de s’embarquer lui-même pour diriger la descente. Je ne croyais guère à ce projet ; mais je me flattais qu’il trouverait bon que je vécusse à quelques lieues de Paris, avec le très petit nombre d’amis qui viendraient voir à cette distance une personne en disgrâce. Je pensais aussi qu’étant assez connue pour que l’on parlât de mon exil en Europe, le Premier Consul éviterait cet éclat. J’avais calculé d’après mes désirs ; mais je ne connaissais pas encore à fond le caractère de celui qui devait dominer l’Europe. Loin de vouloir ménager ce qui se distinguait, dans quelque genre que ce fût, il voulait faire de tous ceux qui s’élevaient un piédestal pour sa statue, soit en les foulant aux pieds, soit en les faisant servir à ses desseins.

J’arrivai dans une petite campagne à dix lieues de Paris, formant le projet de m’établir les hivers dans cette retraite, tant que durerait la tyrannie. Je ne voulais qu’y voir mes amis, et quelquefois aller au spectacle et au Musée. C’est tout ce que je souhaitais du séjour de Paris, dans l’état de défiance et d’espionnage qui commençait à s’établir ; et j’avoue que je ne vois pas quel inconvénient il pouvait y avoir pour le Premier Consul à me laisser ainsi dans un exil volontaire. J’y étais en effet paisible depuis un mois, lorsqu’une femme comme il y en a tant, cherchant à se faire valoir aux dépens d’une autre femme plus connue qu’elle, vint dire au Premier Consul que les chemins étaient couverts de gens qui allaient me faire visite. Certes rien n’était moins vrai. Les exilés qu’on allait voir, c’étaient ceux qui, dans le XVIIIe siècle, avaient presque autant de force que les rois qui les éloignaient ; mais quand on résiste au pouvoir, c’est qu’il n’est pas tyrannique, car il ne peut l’être que par la soumission générale. Quoi qu’il en soit, Bonaparte saisit le motif qu’on lui donna pour m’exiler, et un de mes amis me prévint qu’un gendarme viendrait sous peu de jours me signifier l’ordre de partir. On n’a pas l’idée, dans les pays où la routine au moins garantit les particuliers de toute injustice, de l’état où jette la nouvelle subite de certain acte arbitraire. Je suis d’ailleurs très facile à ébranler ; mon imagination conçoit mieux la peine que l’espérance, et quoique souvent j’aie éprouvé que le chagrin se dissipe par des circonstances nouvelles, il me semble toujours, quand il arrive, que rien ne pourra m’en délivrer. En effet, ce qui est facile, c’est d’être malheureux, surtout lorsqu’on aspire aux lots privilégiés de la vie.

Je me retirai dans l’instant même chez une personne vraiment bonne et spirituelle, à qui, je dois le dire, j’étais recommandée par un homme qui occupait une place importante dans le gouvernement ; je n’oublierai point le courage avec lequel il m’offrit lui-même un asile : mais il aurait la même bonne intention aujourd’hui, qu’il ne pourrait se conduire de même sans perdre toute son existence. À mesure qu’on laisse avancer la tyrannie, elle croît aux regards comme un fantôme ; mais elle saisit avec la force d’un être réel. J’arrivai donc dans la campagne d’une personne que je connaissais à peine, au milieu d’une société qui m’était tout à fait étrangère, et portant dans le cœur un chagrin cuisant que je ne voulais pas laisser voir. La nuit, seule avec une femme dévouée depuis plusieurs années à mon service, j’écoutais à la fenêtre si nous n’entendrions point les pas d’un gendarme à cheval : le jour j’essayais d’être aimable pour cacher ma situation. J’écrivis de cette campagne à Joseph Bonaparte une lettre qui exprimait avec vérité toute ma tristesse. Une retraite à dix lieues de Paris était l’unique objet de mon ambition, et je sentais avec désespoir que si j’étais une fois exilée, ce serait pour longtemps, et peut-être pour toujours. Joseph et son frère Lucien firent généreusement tous leurs efforts pour me sauver, et l’on va voir qu’ils ne furent pas les seuls.

Mme Récamier, cette femme si célèbre pour sa figure, et dont le caractère est exprimé par sa beauté même, me fit proposer de venir demeurer à sa campagne, à Saint-Brice, à deux lieues de Paris. J’acceptai, car je ne savais pas alors que je pouvais nuire à une personne si étrangère à la politique ; je la croyais à l’abri de tout, malgré la générosité de son caractère. La société la plus agréable se réunissait chez elle, et je jouissais là pour la dernière fois de tout ce que j’allais quitter. C’est dans ces jours orageux que je reçus le plaidoyer de M. Mackintosh : là je lus ces pages où il faisait le portrait d’un jacobin qui s’est montré terrible dans la Révolution contre les enfants, les vieillards et les femmes, et qui se plie sous la verge du Corse qui lui ravit jusqu’à la moindre part de cette liberté pour laquelle il se prétendait armé. Ce morceau, de la plus belle éloquence, m’émut jusqu’au fond de l’âme : les écrivains supérieurs peuvent quelquefois, à leur insu, soulager les infortunés, dans tous les pays et dans tous les temps. La France se taisait si profondément autour de moi, que cette voix, qui tout à coup répondait à mon âme, me semblait descendue du ciel : elle venait d’un pays libre. Après quelques jours passés chez Mme Récamier sans entendre parler de mon exil, je me persuadai que Bonaparte y avait renoncé. Il n’y a rien de plus ordinaire que de se rassurer sur un danger quelconque, lorsqu’on n’en voit point de symptômes autour de soi. Je me sentais si éloignée de tout projet comme de tout moyen hostile, même contre cet homme, qu’il me semblait impossible qu’il ne me laissât pas en paix ; et, après quelques jours, je retournai dans ma maison de campagne, convaincue qu’il ajournait ses résolutions contre moi, et se contentait de m’avoir fait peur. En effet, c’en était bien assez, non pour changer mon opinion, non pour m’obliger à la désavouer, mais pour réprimer en moi le reste d’habitude républicaine qui m’avait portée l’année précédente à parler avec trop de franchise.

J’étais à table avec trois de mes amis, dans une salle d’où l’on voyait le grand chemin et la porte d’entrée ; c’était à la fin de septembre. À quatre heures, un homme en habit gris, à cheval, s’arrête à la grille, et sonne ; je fus certaine de mon sort. Il me fit demander ; je le reçus dans le jardin. En avançant vers lui, le parfum des fleurs et la beauté du soleil me frappèrent. Les sensations qui nous viennent par les combinaisons de la société sont si différentes de celles de la nature ! Cet homme me dit qu’il était le commandant de la gendarmerie de Versailles, mais qu’on lui avait ordonné de ne pas mettre son uniforme dans la crainte de m’effrayer : il me montra une lettre signée de Bonaparte, qui portait l’ordre de m’éloigner à quarante lieues de Paris, et enjoignait de me faire partir dans les vingt-quatre heures, en me traitant cependant avec tous les égards dus à une femme d’un nom connu. Il prétendait que j’étais étrangère, et, comme telle, soumise à la police : cet égard pour la liberté individuelle ne dura pas longtemps, et bientôt après moi d’autres Français et Françaises furent exilés sans aucune forme de procès. Je répondis à l’officier de gendarmerie que partir dans vingt-quatre heures convenait à des conscrits, mais non pas à une femme et à des enfants, et en conséquence je lui proposai de m’accompagner à Paris, où j’avais besoin de passer trois jours pour les arrangements nécessaires à mon voyage. Je montai dans ma voiture avec mes enfants et cet officier, qu’on avait choisi comme le plus littéraire des gendarmes. En effet, il me fit des compliments sur mes écrits. « Vous voyez, lui dis-je, monsieur, où cela mène, d’être une femme d’esprit ; déconseillez-le, je vous prie, aux personnes de votre famille, si vous en avez l’occasion. » J’essayais de me monter par la fierté, mais je sentais la griffe dans mon cœur.

Je m’arrêtai quelques instants chez Mme Récamier ; j’y trouvai le général Junot, qui, par dévouement pour elle, promit d’aller parler le lendemain matin au Premier Consul. Il le fit en effet avec la plus grande chaleur. On croirait qu’un homme si utile par son ardeur militaire à la puissance de Bonaparte devait avoir sur lui le crédit de faire épargner une femme ; mais les généraux de Bonaparte, tout en obtenant de lui des grâces sans nombre pour eux-mêmes, n’ont aucun crédit. Quand ils demandent de l’argent ou des places, Bonaparte trouve cela convenable ; ils sont dans le sens de son pouvoir puisqu’ils se mettent dans sa dépendance ; mais si, ce qui leur arrive rarement, ils voulaient défendre des infortunés, ou s’opposer à quelque injustice, on leur ferait sentir bien vite qu’ils ne sont que des bras chargés de maintenir l’esclavage, en s’y soumettant eux-mêmes.

J’arrivai à Paris dans une maison nouvellement louée, et que je n’avais pas encore habitée ; je l’avais choisie avec soin dans le quartier et l’exposition qui me plaisaient ; et déjà dans mon imagination, je m’étais établie dans le salon avec quelques amis dont l’entretien est, selon moi, le plus grand plaisir dont l’esprit humain puisse jouir. Je n’entrais dans cette maison qu’avec la certitude d’en sortir, et je passais les nuits à parcourir ces appartements dans lesquels je regrettais encore plus de bonheur que je n’en avais espéré. Mon gendarme revenait chaque matin, comme dans le conte de Barbe-Bleue, me presser de partir le lendemain, et chaque fois j’avais la faiblesse de demander encore un jour. Mes amis venaient dîner avec moi, et quelquefois nous étions gais, comme pour épuiser la coupe de la tristesse, en nous montrant les uns pour les autres les plus aimables qu’il nous était possible, au moment de nous quitter pour si longtemps. Ils me disaient que cet homme qui venait chaque jour me sommer de partir leur rappelait ces temps de la Terreur pendant lesquels les gendarmes venaient demander leurs victimes.

On s’étonnera peut-être que je compare l’exil à la mort ; mais de grands hommes de l’antiquité et des temps modernes ont succombé à cette peine. On rencontre plus de braves contre l’échafaud que contre la perte de sa patrie. Dans tous les codes de lois, le bannissement perpétuel est considéré comme une des peines les plus sévères ; et le caprice d’un homme inflige en France, en se jouant, ce que des juges consciencieux n’imposent qu’à regret aux criminels. Des circonstances particulières m’offraient un asile et des ressources de fortune dans la patrie de mes parents, la Suisse ; j’étais à cet égard moins à plaindre qu’un autre, et néanmoins j’ai cruellement souffert. Je ne serai donc point inutile au monde, en signalant tout ce qui doit porter à ne laisser jamais aux souverains le droit arbitraire de l’exil. Nul député, nul écrivain n’exprimera librement sa pensée, s’il peut être banni quand sa franchise aura déplu ; nul homme n’osera parler avec sincérité, s’il peut lui en coûter le bonheur de sa famille entière. Les femmes surtout, qui sont destinées à soutenir et à récompenser l’enthousiasme, tâcheront d’étouffer en elles les sentiments généreux, s’il doit en résulter, ou qu’elles soient enlevées aux objets de leur tendresse, ou qu’ils leur sacrifient leur existence en les suivant dans l’exil.

La veille du dernier jour qui m’était accordé, Joseph Bonaparte fit encore une tentative en ma faveur ; et sa femme, qui est une personne de la douceur et de la simplicité la plus parfaite, eut la grâce de venir chez moi pour me proposer de passer quelques jours à sa campagne de Mortefontaine. J’acceptai avec reconnaissance, car je devais être touchée de la bonté de Joseph, qui me recevait dans sa maison quand son frère me persécutait. Je passai trois jours à Mortefontaine, et, malgré l’obligeance parfaite du maître et de la maîtresse de la maison, ma situation était très pénible. Je ne voyais que des hommes du gouvernement, je ne respirais que l’air de l’autorité, qui se déclarait mon ennemie, et les plus simples lois de la politesse et de la reconnaissance me défendaient de montrer ce que j’éprouvais. Je n’avais avec moi que mon fils aîné, encore trop enfant pour que je pusse m’entretenir avec lui sur de tels sujets. Je passais des heures entières à considérer ce jardin de Mortefontaine, l’un des plus beaux qu’on puisse voir en France, et dont le possesseur, alors paisible, me semblait bien digne d’envie. On l’a depuis exilé sur des trônes où je suis sûre qu’il a regretté son bel asile.


Remerciements

Merci à la Bibliothèque numérique romande (ebooks-bnr.com) pour la mise à disposition de ce texte.

Et merci à Wikipedia pour ce ‘Portrait of Mme de Staël mentioned in Women painters of the world, from the time of Caterina Vigri, 1413-1463, to Rosa Bonheur and the present day, by Walter Shaw Sparrow, The Art and Life Library, Hodder & Stoughton, 27 Paternoster Row, London’.

 
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