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Entre Ombres et Lumière – Friedrich Nietzsche dans ‘Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres’ (EP7)

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Entre Ombres et Lumière
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Entre Ombres et Lumière - Friedrich Nietzsche dans 'Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres' (EP7)
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« Rien que la taquinerie montre quel plaisir il y a à exercer sa puissance sur autrui et à en arriver au sentiment agréable de la supériorité. »

Selon Friedrich Nietzsche lui-même « Humain, trop humain […] est le monument commémoratif d’une crise. Je l’ai intitulé : un livre pour les esprits libres, et presque chacune de ses phrases exprime une victoire ; en l’écrivant, je me suis débarrassé de tout ce qu’il y avait en moi d’étranger à ma vraie nature. Tout idéalisme m’est étranger. Le titre de mon livre veut dire ceci : là où vous voyez des choses idéales, moi je vois… des choses humaines, hélas ! trop humaines ! […] On trouvera ce livre sage, posé, parfois dur et ironique. »

Dans le 7e et dernier épisode de notre série sur Friedrich Nietzsche, écouter ces passages du livre ‘Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres’ de l’auteur apatride Friedrich Nietzsche:

– CHAPITRE II : pour servir à l’histoire des sentiments moraux (sections 103 à 107)
– CHAPITRE III : la vie religieuse (108)


Transcription ci-dessous:

CHAPITRE II : pour servir à l’histoire des sentiments moraux
103.

« L’innocence de la méchanceté ». — La méchanceté n’a pas pour but en soi la souffrance d’autrui, mais sa propre jouissance, sous forme par exemple d’un sentiment de vengeance ou d’une forte excitation nerveuse. Rien que la taquinerie montre quel plaisir il y a à exercer sa puissance sur autrui et à en arriver au sentiment agréable de la supériorité. Maintenant, l’immoralité consiste-t-elle à prendre du plaisir au déplaisir d’autrui ? La joie de nuire est-elle diabolique, comme le dit Schopenhauer ? Le fait est que nous prenons plaisir dans la nature à rompre des branches, à briser des pierres, à combattre les animaux sauvages, et cela, pour en tirer la conscience de notre force. Le fait de savoir qu’un autre souffre par nous rendrait donc immorale ici la même chose à l’égard de laquelle nous nous sentons autrement irresponsables ? Mais si on ne le savait pas, on n’y trouverait pas non plus le plaisir de sa supériorité ; celle-ci ne peut se manifester que dans la souffrance d’autrui, par exemple dans la taquinerie. Tout plaisir en lui-même n’est ni bon ni mauvais ; d’où viendrait alors cette distinction que, pour prendre plaisir à soi-même, on n’a pas le droit d’exciter le déplaisir d’autrui ? Uniquement du point de vue de l’utilité, C’est-à-dire de la considération des conséquences, d’un déplaisir éventuel, au cas où l’homme lésé, ou l’État qui le représente, ferait attendre un châtiment et une vengeance : cela seul peut à l’origine avoir fourni le motif pour s’interdire de tels actes. — La pitié a aussi peu le plaisir d’autrui pour but que, comme j’ai dit, la méchanceté ne se propose la douleur d’autrui en soi. Car elle cache au moins deux éléments (peut-être bien plus) de plaisir personnel et n’est sous cette forme que le contentement de soi : d’abord il y a le plaisir de l’émotion, telle qu’est la pitié dans la tragédie, puis, lorsqu’on passe à l’acte, le plaisir de se contenter en exerçant sa puissance. Pour peu qu’en outre une personne qui souffre nous soit très proche, nous nous ôtons à nous-mêmes une souffrance en accomplissant des actes de pitié. — Hormis quelques philosophes, les hommes ont toujours mis la pitié à un rang assez bas dans la série des sentiments moraux : à bon droit.

104.

Légitime défense. — Si l’on admet d’une façon générale la légitime défense pour morale, il faut admettre aussi presque toutes les manifestations de l’égoïsme dit immoral : on fait mal, on vole ou on tue pour se conserver ou pour se garantir, pour prévenir une infortune personnelle ; on ment lorsque la ruse et les détours sont le vrai moyen de satisfaire à l’instinct de conservation. Nuire à dessein, quand il s’agit de notre existence ou de notre sécurité (conservation de notre bien-être) est admis comme moral ; l’État lui-même nuit au même point de vue, quand il prononce une peine. Ce ne peut naturellement pas être dans l’action de nuire à son insu que réside l’immoralité : là, c’est le hasard qui règne. Y a-t-il donc une espèce d’action de nuire à dessein où il ne s’agisse pas de notre existence, de la conservation de notre bien-être ? Y a-t-il une manière de nuire à dessein par méchanceté pure, par exemple dans la cruauté ? Si l’on ne sait pas le mal que fait son acte, ce n’est pas un acte de méchanceté ; ainsi l’enfant à l’égard de l’animal n’est pas pervers, n’est pas méchant : il l’éprouve et le détruit comme son joujou. Mais sait-on jamais pleinement le mal qu’un acte fait à autrui ? La limite où s’étend l’action de notre système nerveux est celle où nous nous garons de la douleur : si elle s’étendait plus loin, jusque dans nos semblables, nous ne ferions de mal à personne (sauf dans les cas où nous nous en faisons à nous-mêmes, où par exemple nous nous taillons pour notre guérison, nous nous fatiguons et faisons des efforts pour notre santé). Nous concluons par analogie que quelque chose fait mal à quelqu’un et, par le souvenir et la force de l’imagination, nous pouvons en souffrir nous-mêmes. Mais quelle différence il reste toujours entre le mal de dents et le mal (pitié) qu’excite la vue du mal de dents ! Ainsi : lorsqu’on nuit soi-disant par méchanceté, le degré de la douleur causée nous est dans tous les cas inconnu ; or dans la mesure où il y a plaisir à l’acte (sentiment de sa propre puissance, de sa propre forte excitation), l’acte se fait pour conserver le bien-être de l’individu et tombe ainsi sous le même point de vue que la légitime défense, le mensonge légitime. Sans plaisir, point de vie ; le combat pour le plaisir est le combat pour la vie. De savoir si l’individu livre ce combat de sorte que les hommes l’appellent bon ou de sorte qu’ils l’appellent mauvais, c’est une question que décident le niveau et la nature de son intelligence.

105.

La justice rétributive. — Qui a pleinement saisi la théorie de l’irresponsabilité complète ne peut plus ranger sous la catégorie de justice ce que l’on appelle justice des peines et des récompenses : à supposer que la justice consiste à donner à chacun ce qui lui appartient. Car celui qui est puni ne mérite pas la punition ; il est seulement employé comme un moyen de détourner dorénavant de certains actes par la terreur ; de même celui que l’on récompense ne mérite pas la récompense : le fait est qu’il ne pouvait pas agir autrement qu’il n’a agi. Ainsi la récompense n’a d’autre sens que celui d’un encouragement pour lui et pour d’autres, afin de fournir un motif d’actions futures ; l’éloge s’accorde à celui qui court dans la carrière, non à celui qui est au but. Ni peine ni récompense ne sont choses qui reviennent à chacun comme lui appartenant ; elles lui sont données par des raisons d’utilité, sans qu’il ait à y prétendre avec justice. Il faut aussi bien dire : « Le sage ne récompense pas parce qu’il a été bien agi », que l’on a dit : « Le sage ne punit pas parce qu’il a été mal agi, mais pour qu’il ne soit plus mal agi. » Si peine et récompense disparaissaient, il disparaîtrait aussi les motifs les plus puissants qui détournent de certains actes, conduisent à certains actes ; l’utilité des hommes en exige le maintien ; et étant donné que peine et récompense, que blâme et éloge agissent de la manière la plus sensible sur la vanité, cette même utilité exige aussi le maintien de la vanité.

106.

Au bord de la Cascade. — En contemplant une chute d’eau, nous croyons voir dans les innombrables ondulations, serpentements, brisements des vagues, liberté de la volonté et caprice ; mais tout est nécessité, chaque mouvement peut se calculer mathématiquement. Il en est de même pour les actions humaines ; on devrait pouvoir calculer d’avance chaque action, si l’on était omniscient, et de même chaque progrès de la connaissance, chaque erreur, chaque méchanceté. L’homme agissant lui-même est, il est vrai, dans l’illusion du libre arbitre ; si à un instant la roue du monde s’arrêtait et qu’il y eût là une intelligence calculatrice omnisciente pour mettre à profit cette pause, elle pourrait continuer à calculer l’avenir de chaque être jusqu’aux temps les plus éloignés et marquer chaque trace où cette roue passera désormais. L’illusion sur soi-même de l’homme agissant, la conviction de son libre arbitre, appartient également à ce mécanisme, qui est objet de calcul.

107.

Irresponsabilité et innocence. — La complète irresponsabilité de l’homme à l’égard de ses actes et de son être est la goutte la plus amère que le chercheur doit avaler, lorsqu’il a été habitué à voir dans la responsabilité et le devoir les lettres de noblesse de l’humanité. Toutes ses appréciations, ses désignations, ses penchants sont par là devenus sans valeur et faux : son sentiment le plus profond, celui qu’il portait au martyr, au héros, a pris la valeur d’une erreur ; il n’a plus le droit de louer, ni de blâmer, car il ne rime à rien de louer et de blâmer la nature et la nécessité. De même qu’il aime une belle œuvre, mais ne la loue pas, parce qu’elle ne peut rien par elle-même ; tel il est devant une plante, tel il doit être devant les actions des hommes, devant les siennes propres. Il peut en admirer la force, la beauté, la plénitude, mais il ne lui est pas permis d’y trouver du mérite : le phénomène chimique et la lutte des éléments, les tortures du malade qui a soif de guérison sont juste autant des mérites que ces luttes et ces détresses de l’âme où l’on est tiraillé par divers motifs en divers sens, jusqu’à ce qu’enfin on se décide pour le plus puissant — comme on dit (mais en réalité, jusqu’à ce que le plus puissant décide de nous). Mais tous ces motifs, quelque grands noms que nous leur donnions, sont sortis des mêmes racines où nous croyons que résident les poisons malfaisants ; entre les bonnes et les mauvaises actions, il n’y a pas une différence d’espèce, mais tout au plus de degré. Les bonnes actions sont de mauvaises actions sublimées : les mauvaises actions sont de bonnes actions grossièrement, sottement accomplies. Un seul désir de l’individu, celui de la jouissance de soi-même (uni à la crainte d’en être frustré), se satisfait dans toutes les circonstances, de quelque façon que l’homme puisse, c’est-à-dire doive agir ; que ce soit en actes de vanité, de vengeance, de plaisir, d’intérêt, de méchanceté, de perfidie, que ce soit en actes de sacrifice, de pitié, de recherche scientifique. Les degrés du jugement décident dans quelle direction chacun se laissera entraîner par ce désir ; il y a continuellement présente à chaque société, à chaque individu, une hiérarchie des biens d’après laquelle il détermine ses actes et juge ceux d’autrui. Mais cette échelle de mesure se transforme continuellement, beaucoup d’actes s’appellent méchants et ne sont que bêtes, parce que le niveau de l’intelligence qui s’est décidée pour eux était très bas. Mieux encore, en un certain sens, aujourd’hui encore tous les actes sont bêtes, parce que le niveau le plus élevé de l’intelligence humaine qui peut être atteint actuellement sera sûrement encore dépassé : et alors, en regardant en arrière, toute notre conduite et tous nos jugements paraîtront aussi bornés et irréfléchis que la conduite et les jugements de peuplades sauvages arriérées nous apparaissent aujourd’hui bornés et irréfléchis. — Se rendre compte de tout cela peut causer une profonde douleur, mais il y a une consolation : ces douleurs là sont des douleurs d’enfantement. Le papillon veut briser son enveloppe, il la déchiquette, il la déchire : alors vient l’aveugler et l’enivrer la lumière inconnue, l’empire de la liberté. C’est dans des hommes qui sont capables de cette tristesse — qu’ils seront peu — que se fait le premier essai de savoir si l’humanité, de morale qu’elle est, peut se transformer en sage. Le soleil d’un Évangile nouveau jette son premier rayon sur les plus hauts sommets dans les âmes de ces isolés : là les nuages s’accumulent plus épais que partout ailleurs, et côte à côte règnent la clarté la plus pure et le plus sombre crépuscule. Tout est nécessité — ainsi parle la science nouvelle : et cette science elle-même est nécessaire. Tout est innocence : et la science est la voie qui mène à pénétrer cette innocence. Si la volupté, l’égoïsme, la vanité sont nécessaires à la production des phénomènes moraux et de leur floraison la plus haute, le sens de la vérité et de la justice de la connaissance ; si l’erreur et l’égarement de l’imagination a été l’unique moyen par lequel l’humanité pouvait s’élever peu à peu à ce degré d’éclairement et d’affranchissement de soi-même — qui oserait être triste d’apercevoir le but où mènent ces chemins ? Tout dans le domaine de la morale est modifié, changeant, incertain, tout est en fluctuation, il est vrai : mais aussi tout est en cours : et vers un seul but. L’habitude héréditaire des erreurs d’appréciation, d’amour, de haine, a beau continuer d’agir en nous, sous l’influence de la science en croissance elle se fera plus faible : une nouvelle habitude, celle de comprendre, de ne pas aimer, de ne pas haïr, de voir de haut, s’implante insensiblement en nous dans le même sol et sera, dans des milliers d’années, peut-être assez puissante pour donner à l’humanité la force de produire l’homme sage, innocent (ayant conscience de son innocence), aussi régulièrement qu’elle produit actuellement l’homme non sage, injuste, ayant conscience de sa faute — c’est-à-dire l’antécédent nécessaire, non pas l’opposé de celui-là.

CHAPITRE III : LA VIE RELIGIEUSE
108.

La double lutte contre le mal. — Quand un mal nous atteint, on peut en venir à bout ou bien en en supprimant la cause, ou bien en modifiant l’effet qu’il produit sur notre sensibilité : donc, par un changement du mal en un bien, dont l’utilité ne se révélera peut-être que plus tard. La Religion et l’Art (ainsi que la philosophie métaphysique) s’efforcent de provoquer le changement de sensation, soit par le changement de notre jugement sur les faits de notre vie (par exemple à l’aide du principe : « Dieu châtie celui qu’il aime »), soit en éveillant un plaisir tiré de la douleur, de l’émotion en général (c’est d’où l’art du tragique prend son point de départ). Plus un individu a de penchant à interpréter et à justifier, moins il prendra en considération les causes du mal et moins il les écartera ; l’adoucissement et l’assoupissement momentanés, comme ils sont employés par exemple pour le mal de dents, lui suffisent même dans les souffrances les plus graves. Plus l’empire des religions et de tous les arts de narcotisme perd de terrain, plus strictement les hommes se proposent la véritable suppression des maux, ce qui tombe, il est vrai, mal pour les poètes tragiques — car on trouve pour la tragédie toujours moins de matière, parce que le domaine du destin impitoyable, inéluctable, se fait toujours plus étroit, — mais plus mal encore pour les prêtres : car ceux-ci n’ont vécu jusqu’ici que de l’assoupissement des maux humains.


Remerciements

Le téléchargement de cet épisode et la transcription complète sont disponibles sur www.odiolab.ch/series/entre-ombres-et-lumiere/

Merci à Wikisource pour la mise à disposition du texte traduit de l’allemand, et à Wikipedia pour la mise à disposition de l’illustration.

 
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