« On se trompera rarement si l’on ramène les actions extrêmes à la vanité, les médiocres à la coutume et les petites à la peur. »
Selon Friedrich Nietzsche lui-même « Humain, trop humain […] est le monument commémoratif d’une crise. Je l’ai intitulé : un livre pour les esprits libres, et presque chacune de ses phrases exprime une victoire ; en l’écrivant, je me suis débarrassé de tout ce qu’il y avait en moi d’étranger à ma vraie nature. Tout idéalisme m’est étranger. Le titre de mon livre veut dire ceci : là où vous voyez des choses idéales, moi je vois… des choses humaines, hélas ! trop humaines ! […] On trouvera ce livre sage, posé, parfois dur et ironique. »
Dans ce 5e épisode, écouter ces passages du livre ‘Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres’ de l’auteur apatride Friedrich Nietzsche:
– CHAPITRE II : pour servir à l’histoire des sentiments moraux (sections 53 à 86)
Transcription ci-dessous:
CHAPITRE II : POUR SERVIR À L’HISTOIRE DES SENTIMENTS MORAUX
53.
Prétendu degré de vérité. — Une des erreurs de logique les plus ordinaires est celle-ci : quelqu’un est envers nous véridique et sincère, donc il dit la vérité. C’est ainsi que l’enfant croit aux jugements de ses parents, le chrétien aux affirmations du fondateur de l’Église. De même on ne veut pas accorder que tout ce que les hommes ont défendu, dans les siècles passés, au prix de leur bonheur et de leur vie, n’était que des erreurs : tout au plus dira-t-on que ç’a été des degrés de la vérité. Mais au fond, on pense que, si quelqu’un a cru honnêtement à quelque chose, a combattu et est mort pour sa foi, il serait par trop injuste qu’une pure erreur l’eût véritablement animé. Un tel phénomène paraît en contradiction avec la justice éternelle ; c’est pourquoi le cœur des hommes sensibles se reprend toujours à énoncer contre leur tête cette proposition : qu’entre les actions morales et la clairvoyance intellectuelle il faut qu’il y ait un lien nécessaire. Il en est par malheur autrement ; car il n’y a point de justice éternelle.
54.
Le mensonge. — Pourquoi la plupart du temps les hommes, dans la vie de tous les jours, disent-ils la vérité ? — Assurément ce n’est pas parce qu’un Dieu a défendu le mensonge. Mais c’est premièrement : parce que cela est plus aisé, le mensonge exigeant invention, dissimulation et mémoire. (Voilà pourquoi Swift dit : Celui qui énonce un mensonge se rend rarement compte du lourd fardeau qu’il s’impose ; il lui faut en effet, pour soutenir un mensonge, en inventer vingt autres.) C’est ensuite : parce qu’en des circonstances simples, il est avantageux de parler franc : Je veux ceci, j’ai fait ceci, et ainsi de suite ; donc parce que la voie de la contrainte et de l’autorité est plus sûre que celle de la ruse. — Mais pour peu qu’un enfant ait été élevé dans des circonstances domestiques compliquées, il se sert tout aussi naturellement du mensonge et dit involontairement toujours ce qui répond à son intérêt : un sens de la vérité, une répugnance au mensonge en soi, lui sont tout à fait étrangers et inaccessibles, et il ment en toute innocence.
55.
Suspecter la morale par égard pour la foi. — Aucune puissance ne peut se soutenir, si elle n’a pour représentants que des hypocrites ; l’Église catholique a beau posséder encore bien des éléments « séculiers », sa force réside dans ces natures de prêtres, encore nombreuses aujourd’hui, qui se font une vie pénible et de portée profonde, et dont l’aspect et le corps miné parlent de veilles, de jeûnes, de prières ardentes, peut-être même de flagellations ; ce sont elles qui ébranlent les hommes et leur causent une inquiétude : eh quoi ? s’il était nécessaire de vivre de la sorte ? — telle est l’affreuse question que leur vue met sur la langue. — En répandant ce doute, ils ne cessent d’établir de nouveaux soutiens de leur puissance ; même les libres penseurs n’osent pas répliquer à l’un de ces détachés d’eux-mêmes avec un rude sens de la vérité et lui dire : « Pauvre dupe, ne cherche pas à duper ! » — Seule la différence des points de vue les sépare de lui, pas du tout une différence de bonté ou de méchanceté ; mais ce que l’on n’aime pas, on a coutume de le traiter aussi sans justice. C’est ainsi qu’on parle de la malice et de l’art exécrable des jésuites, sans considérer quelle violence contre soi-même s’impose individuellement chaque jésuite, et que la pratique de vie aisée, prêchée par les manuels jésuitiques, doit s’appliquer non pas à eux, mais à la société laïque. Même on peut se demander si nous, les amis des lumières, dans une tactique et une organisation toutes semblables, nous ferions d’aussi bons instruments, aussi admirables de victoire sur soi-même, d’infatigabilité, de dévouement.
56.
Victoire de la connaissance sur le mal radical. — Il y a pour celui qui veut devenir sage un riche profit à avoir eu pendant un certain temps la conception de l’homme foncièrement mauvais et corrompu : elle est fausse, comme la conception opposée, mais durant des périodes entières elle a été dominante, et les racines en ont poussé des rameaux jusqu’en nous et dans notre monde. Pour nous comprendre, il nous faut la comprendre ; mais, pour monter ensuite plus haut, il faut que nous l’ayons surmontée. Nous reconnaissons alors qu’il n’y a pas de péchés au sens métaphysique ; mais que, dans le même sens, il n’y a pas non plus de vertus ; que tout ce domaine d’idées morales est continuellement flottant, qu’il y a des conceptions plus élevées et plus basses du bien et du mal, du moral et de l’immoral. Qui ne demande aux choses rien de plus que de les connaître arrive aisément à vivre en paix avec son âme, et c’est tout au plus par ignorance, mais difficilement par concupiscence, qu’il errera (qu’il péchera, comme dit le monde). Il ne voudra plus excommunier et extirper les appétits ; mais son but unique, qui le domine entièrement, de connaître à tout moment aussi bien que possible, lui donnera du sang-froid et adoucira tout ce qu’il y a de sauvage dans sa nature. En outre, il s’est affranchi d’une foule d’idées torturantes, il n’est plus impressionné des mots de peines de l’enfer, d’état de péché, d’incapacité du bien : il n’y reconnaît que les ombres évanouissantes de conceptions du monde et de la vie qui sont fausses.
57.
La morale considérée comme une autotomie de l’homme. — Un bon auteur, qui met réellement du cœur à son sujet, souhaite que quelqu’un vienne le réduire lui-même à néant, en exposant plus clairement le même sujet et en donnant une réponse définitive à tous les problèmes qu’il comporte. La jeune fille amoureuse souhaite d’éprouver à l’infidélité de l’aimé la fidélité dévouée de son amour. Le soldat souhaite de tomber sur le champ de bataille pour sa patrie victorieuse : car dans le triomphe de la patrie, il trouve le triomphe de son vœu suprême. La mère donne à l’enfant ce qu’elle-même se refuse, le sommeil, la meilleure nourriture, dans certaines circonstances sa santé, sa fortune. — Mais tout cela, sont-ce des états d’âme altruistes ? Ces actes de moralité sont-ils des miracles, parce que, suivant l’expression de Schopenhauer, ils sont « impossibles et cependant réels » ? N’est-il pas clair que, dans ces quatre cas, l’homme a plus d’amour pour quelque chose de soi, une idée, un désir, une créature, que pour quelque autre chose de soi, que par conséquent il sectionne son être et fait d’une partie un sacrifice à l’autre ? Est-ce quelque chose d’essentiellement différent, lorsqu’une mauvaise tête dit : « J’aime mieux être culbuté que de céder à cet homme-là un pas de mon chemin » ? — L’inclination à quelque chose (souhait, instinct, désir) se trouve dans chacun de ces quatre cas ; y céder, avec toutes les conséquences, n’est pas en tout cas chose « altruiste ». — En morale, l’homme ne se traite pas comme un individuum, mais comme un dividuum.
58.
Ce qu’on peut promettre. — On peut promettre des actions, mais non des sentiments, car ceux-ci sont involontaires. Qui promet à quelqu’un de l’aimer toujours, ou de le haïr toujours, ou de lui être toujours fidèle, promet quelque chose qui n’est pas en son pouvoir ; ce qu’il peut bien promettre, c’est des actions qui, à la vérité, sont ordinairement les conséquences de l’amour, de la haine, de la fidélité, mais qui peuvent aussi provenir d’autres motifs, car à une seule action mènent des chemins et des motifs divers. La promesse d’aimer quelqu’un toujours signifie donc : tant que je t’aimerai, je te montrerai les actions de l’amour ; si je ne t’aime plus, tu continueras néanmoins à recevoir de moi les mêmes actions, quoique pour d’autres motifs : en sorte que dans la tête des autres hommes persiste l’apparence que l’amour serait immuable et toujours le même. — On promet ainsi la persistance de l’apparence de l’amour, lorsque, sans s’aveugler soi-même, on promet à quelqu’un un amour éternel.
59.
Intelligence et morale. — Il faut avoir une bonne mémoire pour être capable de tenir les promesses qu’on a faites. Il faut avoir une grande force d’imagination pour être capable d’éprouver de la compassion. Tant la morale est étroitement liée à la bonté de l’intelligence.
60.
Vouloir se venger et se venger. — Avoir une pensée de vengeance et la réaliser, c’est prendre un fort accès de fièvre, mais qui passe : avoir une pensée de vengeance, sans la force ni le courage de la réaliser, c’est traîner un mal chronique, un empoisonnement du corps et de l’âme. La morale, qui ne regarde qu’aux intentions, taxe les deux cas de la même façon ; vulgairement, on taxe le premier cas comme le pire (à cause des mauvaises conséquences que peut entraîner le fait de se venger). L’une et l’autre appréciation sont à courte vue.
61.
Savoir attendre. — Savoir attendre est si difficile que les plus grands poètes n’ont pas dédaigné de prendre pour sujet de leur poème le fait de ne savoir pas attendre. Ainsi Shakespeare dans Othello, Sophocle dans Ajax le suicide d’Ajax ne lui aurait plus paru nécessaire, s’il avait laissé refroidir son impression seulement un jour, comme l’indique l’oracle ; vraisemblablement, il aurait fait la nique aux terribles insinuations de la vanité blessée et se serait dit à lui-même : Qui donc n’a pas, dans ma situation, pris un mouton pour un héros ? Est-ce donc là quelque chose de monstrueux ? au contraire, ce n’est qu’un fait généralement humain : Ajax pouvait ainsi se donner des consolations. La passion ne veut pas attendre ; le tragique dans la vie des grands hommes réside souvent, non pas dans leur conflit avec leur époque et la bassesse de leurs contemporains, mais dans leur incapacité de remettre leur œuvre d’une année, de deux années ; ils ne savent pas attendre. — Dans tous les duels, les amis qui donnent des conseils ont à s’assurer de ce point unique, si les ayants cause peuvent encore attendre : si cela n’est pas, un duel est raisonnable, puisque chacun des deux se dit : « Ou je continuerai à vivre, et alors il faut que celui-là meure sur le champ, ou inversement. » Attendre serait en pareil cas continuer encore à souffrir cet épouvantable martyre de l’honneur blessé en face de l’homme qui le blesse ; et cela peut être vraiment plus de souffrance que la vie en somme ne vaut.
62.
Enivrement de vengeance. — Les hommes grossiers qui se sentent offensés ont coutume de mettre aussi haut que possible le degré de l’offense et d’en conter la cause en termes fort exagérés, rien que pour avoir le droit de s’enivrer du sentiment de la haine et de la vengeance une fois éveillé.
63.
Valeur du ravalement. — Beaucoup d’hommes, peut-être la grande majorité, ont absolument besoin, pour maintenir en eux le respect de soi-même et une certaine loyauté de conduite, de rabaisser dans leur idée et de ravaler tous les hommes qu’ils connaissent. Or comme les natures mesquines sont en majorité et qu’il importe beaucoup qu’elles aient cette loyauté ou la perdent, il s’ensuit…
64.
L’emporté. — On doit, vis-à-vis d’un homme qui s’emporte contre nous, se mettre en garde comme vis-à-vis d’un homme qui a une fois attenté à notre vie : car si nous vivons encore, cela tient à l’absence du pouvoir de tuer : si les regards suffisaient, c’en serait depuis longtemps fait de nous. C’est un trait de civilisation primitive, qui consiste à réduire quelqu’un au silence en rendant visible la férocité physique, en excitant la terreur. — De même, ce regard froid que les nobles ont vis-à-vis de leur serviteur est un reste des séparations de castes entre homme et homme, un trait d’antiquité primitive ; les femmes, conservatrices de l’antique, ont aussi conservé plus fidèlement ce survival.
65.
Où peut conduire l’honnêteté. — Quelqu’un avait la fâcheuse habitude de s’expliquer à l’occasion très honnêtement sur les motifs par lesquels il agissait, et qui étaient aussi bons et aussi mauvais que les motifs de tous les hommes. Il excita d’abord du scandale, puis des soupçons, fut peu à peu tout à fait mis à l’index et déclaré au ban de la société, jusqu’à ce qu’enfin la justice s’avisât d’un être aussi réprouvé, dans des circonstances pour lesquelles elle n’a d’ordinaire pas d’yeux, ou bien les ferme. Le manque de discrétion sur le secret général et le penchant inexcusable à voir ce que personne ne veut voir — soi-même — le menèrent à la prison et à une mort prématurée.
66.
Punissable, jamais punis. — Notre crime envers les criminels consiste en ce que nous les traitons comme feraient des coquins.
67.
Sancta simpticitas de la vertu. — Toute vertu a des privilèges, par exemple celui d’apporter au bûcher d’un condamné son petit fagot à soi.
68.
Moralité et conséquence. — Ce ne sont pas seulement les spectateurs d’un acte qui en mesurent fréquemment la moralité ou l’immoralité à ses conséquences : non, l’auteur lui-même le fait. Car les motifs et les intentions sont rarement assez clairs et simples, et parfois même la mémoire semble troublée par les conséquences de l’acte, si bien que l’on attribue à sa propre action des motifs faux ou que l’on fait des motifs non essentiels les essentiels. Le succès donne souvent à un acte tout l’honnête éclat de la bonne conscience, un insuccès met l’ombre du remords sur l’action la plus respectable. De là naît la pratique connue du politique, qui dit : « Donnez-moi seulement le succès ; avec lui j’aurai mis de mon côté toutes les âmes honnêtes — et je me serai fait honnête à mes propres yeux. » — D’une manière analogue, on peut dire que le succès supplée à une raison meilleure. Aujourd’hui encore bien des hommes cultivés pensent que la victoire du christianisme sur la philosophie grecque est une preuve de la vérité plus grande du premier, — bien qu’en ce cas il n’y ait eu que triomphe de la grossièreté et de la violence sur l’intelligence et la délicatesse. Ce qu’il en est de cette vérité plus grande peut se conclure de ce fait, que le réveil des sciences a point pour point rejoint la philosophie d’Épicure, mais point pour point réfuté le christianisme.
69.
Amour et justice. — Pourquoi exalte-t-on l’amour aux dépens de la justice et dit-on de lui les plus belles choses, comme s’il était un être supérieur à elle ? N’est-il pas enfin évidemment plus bête qu’elle ? — Assurément, mais c’est justement ce qui le rend bien plus agréable à tous : il est aveugle et possède une riche corne d’abondance ; il en départit les dons à un chacun, même s’il ne les mérite point, même s’il n’en a pas la moindre gratitude. Il est impartial comme la pluie, qui, selon la Bible et l’expérience, trempe jusqu’aux os non seulement l’injuste, mais à l’occasion aussi le juste.
70.
Exécution. — Qu’est-ce qui fait que toute exécution nous choque plus qu’un meurtre ? C’est le sang-froid du juge, les préparatifs pénibles, l’idée qu’un homme est dans la circonstance employé comme moyen d’en effrayer d’autres. Car la faute n’est pas punie, même s’il y en avait une : elle réside dans les éducateurs, les parents, l’entourage, en nous, non dans le meurtrier — j’entends parler des circonstances déterminantes.
71.
L’Espérance. — Pandore emporta le vase rempli de maux et l’ouvrit. C’était le présent des dieux aux hommes, un présent beau d’apparence et séduisant, surnommé le « vase de bonheur ». Alors sortirent d’un vol tous les maux, êtres vivants ailés : depuis lors ils rôdent autour de nous et font tort à l’homme jour et nuit. Un seul mal n’était pas encore échappé du vase : alors Pandore, suivant la volonté de Zeus, remit le couvercle, et il resta dedans. Pour toujours, maintenant, l’homme a chez lui le vase de bonheur et pense merveilles du trésor qu’il possède en lui, il se tient à son service, il cherche à le saisir quand lui en prend l’envie ; car il ne sait pas que ce vase apporté par Pandore était le vase des maux, et tient le mal resté au fond pour la plus grande des félicités, — c’est l’Espérance. — Zeus voulait en effet que l’homme, quelques tortures qu’il endurât des autres maux, ne rejetât cependant point la vie, continuât à se laisser torturer toujours à nouveau. C’est pourquoi il donne à l’homme l’Espérance : elle est en vérité le pire des maux, parce qu’elle prolonge les tortures des hommes.
72.
Le pouvoir calorique moral est inconnu. — Le fait qu’on a ou n’a pas eu certains spectacles ou certaines impressions, par exemple d’un père injustement condamné, mis à mort ou martyrisé, d’une femme infidèle, d’une cruelle attaque d’ennemi, décide de ce que nos passions parviennent à la température d’incandescence et dirigent toute la vie, ou bien non. Nul ne sait où peuvent le mener les circonstances, la pitié, l’indignation, il ne connaît pas le degré de son pouvoir calorique. De misérables petites circonstances rendent misérable ; ce n’est pas ordinairement de la qualité des événements, mais de la quantité, que dépend la bassesse et l’élévation de l’homme, en bien et en mal.
73.
Le martyr malgré lui. — Il y avait dans un parti un homme qui était trop poltron et trop lâche pour jamais contredire ses camarades : on l’employait à tout, on obtenait de lui tout, parce qu’il tremblait devant la mauvaise opinion de ses coreligionnaires plus que devant la mort : c’était une pauvre âme faible. Ils le savaient, et grâce aux dites qualités, ils firent de lui un héros et finalement même un martyr. Le lâche avait beau dire intérieurement toujours Non, il disait toujours Oui des lèvres, même encore sur l’échafaud, lorsqu’il mourut pour les idées de son parti : c’est qu’à ses côtés était un de ses vieux compagnons, qui le tyrannisait de la parole et du regard, au point qu’il souffrit véritablement la mort de la manière la plus constante, et depuis il est célébré comme un martyr et un grand caractère.
74.
Échelle de mesure pour tous les jours. — On se trompera rarement si l’on ramène les actions extrêmes à la vanité, les médiocres à la coutume et les petites à la peur.
75.
Malentendu sur la vertu. — Celui qui a appris à connaître le défaut de vertu en union avec le plaisir, comme celui qui a derrière lui une jeunesse avide de jouissances, s’imagine que la vertu doit être unie au manque de plaisir. Celui au contraire qui a beaucoup souffert de ses passions et de ses vices aspire dans la vertu au repos et au bonheur de l’âme. Il se peut ainsi que deux vertueux ne s’entendent pas du tout.
76.
L’Ascète. — L’ascète fait de vertu nécessité.
77.
L’honneur transporté de la personne à la cause. — On honore généralement les actes d’amour et de sacrifice au profit du prochain, où qu’ils se montrent. On accroît par là l’estime des choses qui sont aimées de cette façon ou pour lesquelles on se sacrifie : bien qu’elles n’aient peut-être pas en soi beaucoup de valeur. Une armée vaillante gagne les convictions à la cause pour laquelle elle combat.
78.
L’ambition, succédané du sens moral. — Le sens moral peut ne pas faire défaut dans des natures qui n’ont pas d’ambition. Les ambitieux s’arrangent de leur côté sans lui, presque avec le même résultat. — C’est pourquoi les fils de familles modestes, qui répugnent à l’ambition, s’ils viennent à perdre le sens moral, deviennent d’ordinaire, par un progrès rapide, des chenapans finis.
79.
La vanité enrichit. — Que l’esprit humain serait pauvre sans la vanité ! Mais avec elle il ressemble à un magasin bien rempli et toujours se remplissant à nouveau, lequel attire des chalands de toute espèce : ils peuvent y trouver presque tout, supposé qu’ils aient sur eux le genre de monnaie qui a cours (l’admiration).
80.
Vieillard et mort. — Abstraction faite des exigences qu’impose la religion, on est autorisé à se demander : pourquoi y aurait-il plus de gloire pour un homme devenu vieux, qui pressent la déchéance de ses forces, à attendre son lent épuisement et sa dissolution, qu’à se fixer lui-même un terme en pleine conscience ? Le suicide est dans ce cas une action toute proche et toute naturelle, qui, étant une victoire de la raison, devrait en équité exciter le respect : et le fait est qu’elle l’excitait, aux temps où les chefs de la philosophie grecque et les patriotes romains les plus courageux avaient coutume de mourir par suicide. Au contraire, la soif de se prolonger de jour en jour par la consultation inquiète des médecins et le régime de vie le plus pénible, sans la force de se rapprocher du terme propre de la vie, est beaucoup moins respectable. — Les religions sont riches en expédients contre la nécessité du suicide : c’est un moyen de s’insinuer par la flatterie chez ceux qui sont épris de la vie.
81.
Erreur du passif et de l’actif. — Lorsque le riche prend au pauvre un bien qui lui appartient (par exemple un prince qui enlève au plébéien sa maîtresse), il se produit une erreur chez le pauvre ; il pense que l’autre doit être bien abominable, pour lui prendre le peu qu’il possède. Mais l’autre est loin d’avoir un sentiment si profond d’un seul bien il ne peut donc pas se mettre comme il faut dans l’âme du pauvre et ne lui fait pas autant de tort que l’autre ne croit. Tous deux ont l’un de l’autre une idée fausse. L’injustice du puissant, qui révolte le plus dans l’histoire, n’est pas à beaucoup près aussi grande qu’elle paraît. Rien que le sentiment héréditaire d’être un être supérieur, aux droits supérieurs, donne assez de calme et laisse la conscience en repos ; nous-mêmes, tant que nous sommes, quand la différence entre nous et d’autres êtres est fort grande, nous n’avons plus aucun sentiment d’injustice et nous tuons une mouche, par exemple, sans remords. Ainsi ce n’est pas un signe de méchanceté chez Xerxès (que tous les Grecs même représentent comme éminemment noble), lorsqu’il prend à un père son fils et le fait couper en morceaux, pour avoir manifesté une méfiance inquiétante et de mauvais augure contre toute l’expédition : l’individu est en pareil cas écarté comme un insecte désagréable : il est placé trop bas pour pouvoir exciter des remords de longue durée chez un maître du monde. Non, l’homme cruel n’est jamais cruel dans la mesure où le croit celui qu’il maltraite ; sa conception de la douleur n’est pas la même que la souffrance de l’autre. Il en va de même avec les juges injustes, avec le journaliste qui, par de petites malhonnêtetés, égare l’opinion publique. La cause et la conséquence appartiennent, dans tous ces cas, à des groupes tout différents de sentiments et de pensées ; cependant, on suppose involontairement que l’auteur et la victime pensent et sentent de même, et conformément à cette supposition, on mesure la faute de l’un à la douleur de l’autre.
82.
La peau de l’âme. — De même que les os, les muscles, les entrailles et les vaisseaux sanguins sont enfermés dans une peau qui rend l’aspect de l’homme supportable, de même les émotions et les passions de l’âme sont enveloppés dans la vanité : c’est la peau de l’âme.
83.
Sommeil de la vertu. — Quand la vertu a dormi, elle se lèvera plus fraîche.
84.
Subtilité de la honte. — Les hommes ont honte, non pas d’avoir quelque vilaine pensée, mais bien s’ils se figurent qu’on leur attribue ces pensées vilaines.
85.
La méchanceté est rare. — La plupart des hommes sont bien trop occupés d’eux-mêmes pour être méchants.
86.
Le trébuchet de la balance. — On loue ou on blâme, suivant que l’un ou l’autre nous donne davantage l’occasion de faire briller notre force de jugement.
87.
Correction à Luc 18, 14. — Celui qui s’abaisse veut se faire élever.
Remerciements
Le téléchargement de cet épisode et la transcription complète sont disponibles sur www.odiolab.ch/series/entre-ombres-et-lumiere/
Merci à Wikisource pour la mise à disposition du texte traduit de l’allemand, et à Wikipedia pour la mise à disposition de l’illustration.