« Dans la conversation de la société, les 3/4 des questions sont posées, les 3/4 des réponses sont données, pour faire un petit peu de mal à l’interlocuteur. C’est pourquoi bien des hommes ont soif de la société: elle leur donne le sentiment de la force. »
Selon Friedrich Nietzsche lui-même « Humain, trop humain […] est le monument commémoratif d’une crise. Je l’ai intitulé : un livre pour les esprits libres, et presque chacune de ses phrases exprime une victoire ; en l’écrivant, je me suis débarrassé de tout ce qu’il y avait en moi d’étranger à ma vraie nature. Tout idéalisme m’est étranger. Le titre de mon livre veut dire ceci : là où vous voyez des choses idéales, moi je vois… des choses humaines, hélas ! trop humaines ! […] On trouvera ce livre sage, posé, parfois dur et ironique. »
Dans ce 4e épisode, écouter ces passages du livre ‘Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres’ de l’auteur apatride Friedrich Nietzsche:
– CHAPITRE II : pour servir à l’histoire des sentiments moraux (sections 37 à 52)
Transcription ci-dessous:
CHAPITRE II : POUR SERVIR À L’HISTOIRE DES SENTIMENTS MORAUX
37.
Quand même. — Quoi qu’il en soit du compte et du décompte : dans l’état présent de la philosophie, le réveil de l’observation psychologique est nécessaire. L’aspect cruel de la table de dissection psychologique, de ses couteaux et de ses pinces, ne peut être épargné à l’humanité. Car c’est là le domaine de cette science qui se demande l’origine et l’histoire des sentiments dits moraux et qui dans sa marche doit poser et résoudre les problèmes compliqués de la sociologie : — l’ancienne philosophie ne connaît pas ces derniers et s’est toujours dérobée à la recherche de l’origine et de l’histoire des estimations humaines sous l’ombre de pauvres faux-fuyants : c’est ce que l’on peut voir aujourd’hui fort clairement, la preuve étant faite, par de nombreux exemples, que les erreurs des plus grands philosophes sont d’ordinaire leur point de départ dans une explication fausse de certaines actions et de certains sentiments humains, de même que sur la base d’une analyse erronée, par exemple celle des actions dites altruistes, une éthique fausse se fonde, puis, pour l’amour d’elle, on appelle à la rescousse la religion et le néant mythologique, et enfin les ombres de ces fantômes troubles s’introduisent même dans la physique et dans la considération du monde tout entier. Mais s’il est assuré que le manque de profondeur dans l’observation psychologique a tendu et continue à tendre de nouveau les pièges les plus dangereux aux jugements et aux raisonnements humains, ce qui est aujourd’hui nécessaire, c’est cette austère persévérance de travail qui ne se lasse jamais d’entasser pierre sur pierre, caillou sur caillou, c’est la vaillance qui permet de ne pas rougir d’une besogne si modeste et de braver tout le dédain qu’elle peut inspirer. Enfin voici qui est encore une vérité : nombre de remarques isolées sur l’humain et le trop humain ont été d’abord découvertes et exposées dans des sphères de la société qui étaient accoutumées à faire par là toutes sortes de sacrifices, non pas à la recherche scientifique, mais à un spirituel désir de plaisir ; et l’odeur de cette ancienne patrie de la maxime morale — odeur très séduisante — s’est presque indissolublement attachée au genre tout entier : si bien que, pour son compte, l’homme de science laisse involontairement voir quelque méfiance contre ce genre et sa valeur sérieuse. Mais il suffit d’indiquer les conséquences : car dès maintenant on commence à voir quels résultats de la nature la plus sérieuse naissent sur le sol de l’observation psychologique. Qu’est-ce, après tout, que le principe auquel est arrivé un des penseurs les plus hardis et les plus froids, l’auteur du livré Sur l’origine des sentiments moraux[3], grâce à ses analyses incisives et décisives de la conduite humaine ? « L’homme moral, dit-il, n’est pas plus proche du monde intelligible (métaphysique) que l’homme physique. » Cette proposition, née avec sa dureté et son tranchant sous le coup de marteau de la science historique, pourra peut-être enfin, dans un avenir quelconque, être la hache qui sera mise à la racine du « besoin métaphysique » de l’homme, — si c’est plutôt pour le bien que pour la malédiction du bien-être général, qui pourrait le dire ? mais en tout cas elle reste une proposition de la plus grave conséquence, féconde et terrible à la fois, regardant le monde avec ce double visage qu’ont toutes les grandes sciences.
38.
Utile, en quelle mesure. — Ainsi : l’observation psychologique apporte-t-elle aux hommes plus de profit ou plus de dommage, la question doit toujours rester sans réponse ; mais il est assuré qu’elle est nécessaire, parce que la science ne peut plus s’en passer. Or la science ne connaît pas les considérations de fins dernières, pas plus que ne les connaît la nature : mais, tout comme celle-ci réalisa par accident des choses de la plus haute opportunité sans les avoir voulues, la véritable science aussi, étant l’imitation de la nature en idées, fera progresser accidentellement de façons diverses l’utilité et le bien-être des hommes, et trouvera les moyens opportuns, mais également sans l’avoir voulu.
Pour celui qui, au souffle d’une telle sorte de considération, se sent trop d’hiver au cœur, c’est que peut-être il a en soi trop peu de feu : il n’a qu’à regarder autour de lui pourtant, il remarquera des maladies où des enveloppes de glace sont nécessaires, et des hommes qui sont tellement « pétris » d’ardeur et de feu, qu’à peine trouvent-ils un lieu où l’air soit pour eux assez froid et piquant. En outre : comme des individus et des peuples trop sérieux ont un besoin de frivolités, comme d’autres, trop mobiles et excitables, ont de temps en temps besoin pour leur santé de lourds fardeaux qui les dépriment, faut-il que nous, les hommes les plus intelligents de cette époque, qui visiblement entre de plus en plus en combustion, nous ne cherchions pas à saisir tous les moyens d’extinction et de rafraîchissement qui existent, afin de conserver au moins l’assiette, la paix, la mesure que nous avons encore, et d’être enfin peut-être bons à servir cette époque, en lui donnant un miroir, une conscience d’elle-même ? —
39.
La fable de la liberté intelligible. — L’histoire des sentiments en vertu desquels nous rendons quelqu’un responsable, partant des sentiments dits moraux, parcourt les phases principales suivantes. D’abord on nomme des actions isolées bonnes ou mauvaises sans aucun égard à leurs motifs, mais exclusivement par les conséquences utiles ou fâcheuses qu’elles ont pour la communauté. Mais bientôt on oublie l’origine de ces désignations, et l’on s’imagine que les actions en soi, sans égard à leurs conséquences, enferment la qualité de « bonnes » ou de « mauvaises » : commettant la même erreur qui fait que la langue désigne la pierre même comme dure, l’arbre lui-même comme vert — par conséquent en prenant la conséquence pour cause. Ensuite on reporte le fait d’être bon ou mauvais aux motifs, et l’on considère les actes en soi comme moralement indifférents. On va plus loin, et l’on donne l’attribut de bon ou de mauvais non plus au motif isolé, mais à l’être tout entier d’un homme, lequel produit le motif comme le terrain produit la plante. Ainsi l’on rend successivement l’homme responsable de son influence, puis de ses actes, puis de ses motifs, enfin de son être. Alors on découvre finalement que cet être lui-même ne peut être responsable, étant une conséquence absolument nécessaire et formée des éléments et des influences d’objets passés et présents : partant, que l’homme n’est à rendre responsable de rien, ni de son être, ni de ses motifs, ni de ses actes, ni de son influence. On est ainsi amené à reconnaître que l’histoire des appréciations morales est aussi l’histoire d’une erreur, de l’erreur de la responsabilité : et cela, parce qu’elle repose sur l’erreur du libre arbitre. — Schopenhauer opposait à cela le raisonnement suivant : puisque certains actes entraînent après eux du regret (« conscience de la faute »), il faut qu’il y ait responsabilité : car ce regret n’aurait aucune raison, si non seulement toutes les actions de l’homme se produisaient nécessairement — comme elles se produisent en effet d’après l’opinion même de ce philosophe, — mais que l’homme lui-même fût, avec la même nécessité, justement l’homme qu’il est — ce que Schopenhauer nie. Du fait de ce regret, Schopenhauer croit pouvoir prouver une liberté que l’homme doit avoir eue de quelque manière, non pas à l’égard des actes, mais à l’égard de l’être : liberté, par conséquent, d’être de telle ou telle façon, non d’agir de telle ou telle façon. L’esse, la sphère de la liberté et de la responsabilité, a pour conséquence, suivant lui, l’operari, la sphère de la stricte causalité, de la nécessité et de l’irresponsabilité. Ce regret se rapporterait bien en apparence à l’operari — et en ce sens il serait erroné, — mais en réalité à l’esse, qui serait l’acte d’une volonté libre, la cause fondamentale d’existence d’un individu : l’homme deviendrait ce qu’il voudrait devenir, son vouloir serait antérieur à son existence. — Il y a ici, abstraction faite de l’absurdité de cette dernière affirmation, une faute de logique, à savoir que du fait du regret on conclut d’abord la justification, l’admissibilité rationnelle de ce regret, ce n’est qu’à la suite de cette faute de logique que Schopenhauer arrive à sa conséquence fantaisiste de la soi-disant liberté intelligible. (Dans la naissance de cette fable, Platon et Kant ont parts égales de complicité.) Mais le regret après l’action n’a pas besoin d’être fondé en raison : même il ne l’est pas du tout, car il repose sur la supposition erronée que l’action n’aurait pas dû se produire nécessairement. En conséquence : c’est seulement parce que l’homme se tient pour libre, non parce qu’il est libre, qu’il ressent le repentir et le remords. — En outre, ce regret est chose dont on peut se déshabituer ; chez beaucoup d’hommes, il n’existe pas du tout pour des actes à propos desquels beaucoup d’autres hommes le ressentent. C’est une chose très variable, liée à l’évolution de la morale et de la civilisation, et qui peut-être n’existe que dans un temps relativement court de l’histoire du monde. — Personne n’est responsable de ses actes ; personne ne l’est de son être ; juger a la même valeur qu’être injuste. Cela est vrai aussi lorsque l’individu se juge lui-même. Cette proposition est aussi claire que la lumière du soleil, et cependant tout homme aime mieux alors retourner aux ténèbres et à l’erreur : par crainte des conséquences.
40.
Le sur-animal. — La bête en nous veut être trompée ; la morale est un mensonge nécessaire, pour que nous n’en soyons pas déchirés. Sans les erreurs qui résident dans les données de la morale, l’homme serait resté animal. Mais de cette façon il s’est pris pour quelque chose de supérieur et s’est imposé des lois plus sévères. Il a par là de la haine contre les degrés restés plus voisins de l’animalité ; c’est par cette raison qu’il faut expliquer l’antique mépris de l’esclave, comme de l’être qui n’est pas encore homme, comme d’une chose.
41.
Le caractère immuable. — Que le caractère soit immuable, ce n’est pas une vérité au sens strict ; en réalité, cette proposition favorite signifie seulement que, pendant la courte existence d’un homme, les nouveaux motifs qui agissent sur lui ne peuvent pas d’ordinaire marquer assez profondément pour détruire les linéaments imprimés de milliers d’années. Mais si l’on se figurait un homme de quatre-vingt mille ans, on aurait chez lui un caractère absolument muable : si bien qu’une foule d’individus divers prendraient de lui tour à tour leur développement. La brièveté de la vie humaine conduit à maintes affirmations erronées sur les qualités de l’homme.
42.
L’ordre des biens et la morale. — La hiérarchie des biens admise une fois pour toutes, selon qu’un égoïsme, bas, supérieur, très élevé, désire l’un ou l’autre, décide maintenant du caractère de moralité ou d’immoralité. Préférer un bien bas (par exemple la jouissance des sens) à un bien plus haut prisé (par exemple la santé) passe pour immoral, tout comme préférer le bien-être à la liberté. Mais la hiérarchie des biens n’est pas en tout temps stable et identique ; quand un homme préfère la vengeance à la justice, il est moral suivant l’échelle d’appréciation d’une civilisation antérieure, immoral d’après celle du temps présent. « Immoral » signifie donc qu’un individu ne sent pas ou pas encore assez les motifs intellectuels supérieurs et délicats que la civilisation nouvelle du moment a introduits : il désigne un individu arriéré, mais toujours seulement d’après une différence relative. — La hiérarchie des biens elle-même n’est pas édifiée et modifiée selon des points de vue moraux ; c’est, au contraire, d’après sa fixation du moment qu’on décide si une action est morale ou immorale.
43.
Hommes cruels, hommes arriérés. — Les hommes qui sont cruels aujourd’hui doivent nous faire l’effet de gradins de civilisations antérieures qui auraient survécu : la montagne de l’humanité y montre à découvert les formations inférieures qui autrement restent cachées. Ce sont des hommes arriérés dont le cerveau, par suite de tous les accidents possibles au cours de l’hérédité, n’a pas subi une série de transformations assez délicates et multiples. Ils nous montrent ce que nous fûmes tous et ils nous font peur : mais eux-mêmes en sont aussi peu responsables qu’un morceau de granit peut l’être de ce qu’il est granit. Dans notre cerveau doivent se trouver aussi des rainures et des replis correspondant à cette manière de penser, comme dans la forme de certains organes humains doivent se trouver des rappels de l’état pisciforme. Mais ces replis et ces rainures ne sont plus le lit dans lequel roule actuellement le cours de nos sentiments.
44.
Reconnaissance et vengeance. — La raison pour laquelle un puissant montre de la reconnaissance est celle-ci. Son bienfaiteur a, par son bienfait violé, pour ainsi dire, le domaine du puissant et s’y est introduit : à son tour, il viole en compensation le domaine du bienfaiteur par l’acte de reconnaissance. C’est une forme adoucie de la vengeance. S’il n’avait la satisfaction de la reconnaissance, le puissant se serait montré impuissant et désormais passerait pour tel. Voilà pourquoi toute société de bons, c’est-à-dire originairement de puissants, place la reconnaissance au nombre des premiers devoirs. — Swift a hasardé cette proposition, que les hommes sont reconnaissants dans la proportion où ils cultivent la vengeance.
45.
Double préhistoire du bien et du mal. — Le concept de bien et de mal a une double préhistoire : c’est à savoir d’abord dans l’âme des races et des castes dirigeantes. Qui a le pouvoir de rendre la pareille, bien pour bien, mal pour mal, et qui la rend en effet, qui par conséquent exerce reconnaissance et vengeance, on l’appelle bon ; qui est impuissant et ne peut rendre la pareille, compte pour mauvais. On appartient, en qualité de bon, à la classe des « bons », à un corps qui a un esprit de corps, parce que tous les individus sont, par le sentiment des représailles, liés les uns aux autres. On appartient, en qualité de mauvais, à la classe des « mauvais », à un ramassis d’hommes assujettis, impuissants, qui n’ont point d’esprit de corps. Les bons sont une caste, les mauvais une masse pareille à la poussière. Bon et mauvais équivalent pour un temps à noble et vilain, maître et esclave. Par contre, on ne regarde pas l’ennemi comme mauvais, il peut rendre la pareille. Les Troyens et les Grecs sont chez Homère bons les uns et les autres. Ce n’est pas celui qui nous cause un dommage, mais celui qui est méprisable qui passe pour un mauvais. Dans le corps des bons, le bien est héréditaire ; il est impossible qu’un mauvais sorte d’un si bon terrain. Si, malgré tout, un des bons fait quelque chose d’indigne des bons, on a recours à des expédients ; on reporte par exemple la faute à un dieu, en disant qu’il a frappé le bon d’aveuglement et d’erreur. — C’est ensuite dans l’âme des opprimés, des impuissants. Là tout autre homme passe pour hostile, sans scrupules, exploiteur, cruel, perfide, qu’il soit noble ou vilain ; mauvais est l’épithète caractéristique d’homme, même de tout être vivant dont on suppose l’existence, d’un dieu ; humain, divin, sont équivalents à diabolique, mauvais. Les marques de bonté, la charité, la pitié sont reçues avec angoisse comme des malices, prélude d’un dénouement effrayant, moyens d’étourdir et de tromper, bref comme des raffinements de méchanceté. Étant donné une telle disposition d’esprit de l’individu, une communauté peut à peine naître ; tout au plus sous sa forme la plus grossière ; si bien que partout où règne cette conception du bien et du mal, la ruine des individus, de leurs familles et de leurs races est proche. — Notre moralité actuelle a grandi sur le terrain des races et des castes dirigeantes.
46.
Compassion, plus forte que passion. — Il y a des cas où la compassion est plus forte que la passion elle-même. Nous ressentons par exemple plus de chagrin quand un de nos amis se rend coupable de quelque ignominie, que quand nous le faisons nous-mêmes. C’est que d’abord nous avons plus de foi que lui en la pureté de son caractère ; puis notre amour pour lui est, sans doute, à cause justement de cette foi, plus fort que l’amour qu’il a pour lui-même. Bien que par le fait son égoïsme en souffre plus que notre égoïsme, étant donné qu’il doit subir plus fortement les conséquences fâcheuses de son crime, ce qu’il y a en nous de non-égoïste — ce mot ne doit jamais s’entendre strictement, mais seulement comme une facilité d’expression — est tout de même atteint plus fort par sa faute que ce qu’il y a de non-égoïste en lui.
47.
Hypocondrie. — Il y a des hommes qui deviennent hypocondres par sympathie et souci pour une autre personne, l’espèce de pitié qui naît alors n’est autre chose qu’une maladie. Il y a même une hypocondrie chrétienne dont sont attaqués ces gens solitaires, en proie à l’émotion religieuse qui se mettent continuellement devant les yeux la passion et la mort du Christ.
48.
Économie de la bonté. — La bonté et l’amour, étant les herbes et les forces les plus salutaires dans la société des hommes, sont des trouvailles si précieuses qu’on devrait sans doute souhaiter qu’on procédât dans l’application de ces moyens balsamiques, aussi économiquement que possible ; mais c’est une impossibilité. L’économie de la bonté est le rêve des utopistes les plus aventureux.
49.
Bienveillance. — Parmi les petites choses, mais infiniment fréquentes et par là très efficaces, auxquelles la science doit donner plus d’attention qu’aux grandes choses rares, il faut compter la bienveillance ; j’entends ces manifestations de dispositions amicales dans les relations, ce sourire de l’œil, ces poignées de main, cette bonne humeur, dont pour l’ordinaire presque tous les actes humains sont enveloppés. Tout professeur, tout fonctionnaire fait cette addition à ce qui est un devoir pour lui ; c’est la forme d’activité constante de l’humanité, c’est comme les ondes de sa lumière, dans lesquelles tout se développe ; particulièrement dans le cercle le plus étroit, à l’intérieur de la famille, la vie ne verdoie et ne fleurit que par cette bienveillance. La cordialité, l’affabilité, la politesse de cœur sont des dérivations toujours jaillissantes de l’instinct altruiste et ont contribué bien plus puissamment à la civilisation que ces manifestations beaucoup plus fameuses du même instinct que l’on appelle sympathie, miséricorde et sacrifice. Mais on a coutume de les estimer peu : et le fait est qu’il n’y entre pas beaucoup d’altruisme. La somme de ces doses minimes n’en est pas moins considérable, leur force totale constitue une des forces les plus fortes. — De même, on trouvera bien plus de bonheur dans le monde que n’en voient des yeux sombres : je veux dire si l’on fait bien son compte, et si seulement on n’oublie pas ces moments de bonne humeur dont toute journée est riche dans toute vie humaine, même dans la plus tourmentée.
50.
Vouloir exciter la pitié. — La Rochefoucauld met certainement le doigt sur le vrai dans le passage le plus remarquable de son Portrait fait par lui-même (imprimé pour la première fois en 1658), lorsqu’il met en garde toutes les personnes qui ont de la raison contre la pitié, lorsqu’il conseille de la laisser aux gens du peuple, qui ont besoin des passions (n’étant pas déterminés par la raison) pour être portés à venir en aide à celui qui souffre et à intervenir fortement en présence d’un malheur ; cependant que la pitié, selon son jugement (et celui de Platon), énerve l’âme. On devrait, dit-il, à la vérité témoigner de la pitié, mais se garder d’en avoir ; car les malheureux sont en un mot si sots, que le témoignage de pitié fait chez eux le plus grand bien du monde. — Peut-être peut-on mettre plus fortement encore en garde contre ce sentiment de pitié, si au lieu de concevoir ce besoin des malheureux, non pas comme une sottise et un défaut d’intelligence, comme une espèce de dérangement d’esprit que le malheur porte avec soi (et c’est ainsi que La Rochefoucauld semble le concevoir), on y voit quelque chose de tout autre et de plus digne de réflexion. Que l’on observe plutôt des enfants qui pleurent et crient afin d’être objets de pitié, et pour cela guettent le moment où leur situation peut tomber sous les yeux ; qu’on vive dans l’entourage de malades et d’esprit déprimés et qu’on se demande si les plaintes et les phrases de lamentation, la mise en vue de l’infortune, ne poursuivent pas au fond le but de faire mal aux spectateurs : la pitié que ceux-ci expriment alors est une consolation pour les faibles et les souffrants en tant qu’ils y reconnaissent avoir au moins encore un pouvoir, en dépit de leur faiblesse : le pouvoir de faire mal. Le malheureux prend une espèce de plaisir à ce sentiment de supériorité dont lui donne conscience le témoignage de pitié ; son imagination s’exalte, il est toujours assez puissant encore pour causer de la douleur au monde. Ainsi, la soif de pitié est une soif de jouissance de soi-même, et cela aux dépens de ses semblables ; elle montre l’homme dans toute la brutalité de son cher moi : mais non pas précisément dans sa «sottise », comme le pense La Rochefoucauld. — Dans la conversation de la société, les trois quarts des questions sont posées, les trois quarts des réponses sont données pour faire un petit peu de mal à l’interlocuteur ; c’est pourquoi bien des hommes ont soif de la société : elle leur donne le sentiment de la force. À ces doses infinies en nombre, mais très petites, où la méchanceté se fait sentir, elle est un puissant moyen d’excitation de la vie : tout comme la bienveillance, répandue dans la société humaine sous une forme analogue, est le moyen de salut toujours prêt. — Mais y aura-t-il beaucoup d’honnêtes gens pour confesser qu’il y a plaisir à faire mal ? qu’il n’est pas rare qu’on vive — et qu’on vive bien — de causer des déboires à d’autres hommes, au moins en pensée, et de tirer sur eux cette grenaille de menue méchanceté. La plupart sont trop malhonnêtes et quelques-uns sont trop bons pour savoir quelque chose de ce pudendum ; ceux-là nieront toujours que Prosper Mérimée ait raison quand il dit : « Sachez enfin qu’il n’y a rien de plus commun que de faire le mal pour le plaisir de le faire. »
51.
Comment le paraître devient être. — Le comédien ne peut en définitive cesser, fût-ce dans la plus profonde douleur, de songer à l’impression produite par sa personne et à l’effet d’ensemble scénique, même par exemple à l’enterrement de son enfant ; il pleurera sur sa propre douleur et ses manifestations comme s’il était son propre spectateur. L’hypocrite, qui joue un rôle toujours le même finit par cesser d’être hypocrite ; ainsi les prêtres qui, dans leur jeunesse, sont d’ordinaire, consciemment ou non, des hypocrites, deviennent enfin naturels, et c’est alors justement qu’ils sont réellement prêtres, sans aucune affectation ; ou bien si le père n’en vient pas à bout, peut-être le fils, qui profite de l’avance paternelle, héritera de son accoutumance. Quand un homme veut pendant très longtemps et avec entêtement paraître quelque chose, il lui devient à la fin difficile d’être autre chose. La vocation de presque tout homme, même de l’artiste, commence par une hypocrisie, par une imitation de l’extérieur, par une copie de ce qui produit un effet. Celui qui porte sans cesse le masque des grimaces amicales doit finir par prendre du pouvoir sur des dispositions bienveillantes sans lesquelles l’expression de la cordialité ne peut se trouver, — et lorsqu’à leur tour elles finissent par prendre du pouvoir sur lui, il est bienveillant.
52.
Le grain d’honnêteté dans la tromperie. — Chez tous les grands trompeurs, il faut noter un phénomène auquel ils doivent leur puissance. Dans l’acte propre de la tromperie, parmi toutes les préparations, le caractère émouvant donné à la voix, à la parole, aux gestes, au milieu de cette puissante mise en scène, ils sont pris par la foi en soi-même ; c’est elle qui parle alors à ce qui les entoure avec cette autorité qui tient du miracle. Les fondateurs de religions se distinguent de ces grands trompeurs en ce qu’eux ne sortent jamais de cet état de duperie de soi-même : ou ils n’ont que très rarement de ces moments de clairvoyance où le doute les assaille ; ordinairement d’ailleurs, ils s’en consolent en attribuant ces moments au Malin, qui est leur adversaire. Il faut qu’il y ait tromperie de soi-même pour que les uns et les autres produisent un effet de grandeur. Car les hommes croient à la vérité de tout ce qui est évidemment cru avec force.
Remerciements
Le téléchargement de cet épisode et la transcription complète sont disponibles sur www.odiolab.ch/series/entre-ombres-et-lumiere/
Merci à Wikisource pour la mise à disposition du texte traduit de l’allemand, et à Wikipedia pour la mise à disposition de l’illustration.