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Entre Ombres et Lumière – Friedrich Nietzsche dans ‘Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres’ (EP2)

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Entre Ombres et Lumière
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Entre Ombres et Lumière - Friedrich Nietzsche dans 'Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres' (EP2)
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Selon Friedrich Nietzsche lui-même « Humain, trop humain […] est le monument commémoratif d’une crise. Je l’ai intitulé : un livre pour les esprits libres, et presque chacune de ses phrases exprime une victoire ; en l’écrivant, je me suis débarrassé de tout ce qu’il y avait en moi d’étranger à ma vraie nature. Tout idéalisme m’est étranger. Le titre de mon livre veut dire ceci : là où vous voyez des choses idéales, moi je vois… des choses humaines, hélas ! trop humaines ! […] On trouvera ce livre sage, posé, parfois dur et ironique. »

Cet ouvrage marque une rupture dans la vie de Nietzsche. Gravement atteint dans sa santé, des problèmes d’yeux le laissent presque aveugle. Il fut ainsi aidé par Heinrich Köselitz pour sa rédaction, plus connu sous le pseudonyme de Peter Gast. De ses difficultés, Nietzsche tire une force particulière qui marque sa philosophie de la vie : la santé n’est pas l’absence de maladie mais la capacité à la surmonter.

Dans ce 2e épisode, écouter ces passages du livre ‘Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres’ de l’auteur apatride Friedrich Nietzsche:

– CHAPITRE PREMIER : des choses premières et dernières (sections 7 à 22)


Transcription ci-dessous:

CHAPITRE PREMIER : DES CHOSES PREMIÈRES ET DERNIÈRES
7.

Le trouble-fête dans la science. — La philosophie se sépara de la science, lorsqu’elle posa la question : quelle est la connaissance du monde et de la vie avec laquelle l’homme vit le plus heureux ? Cela se fit dans les écoles socratiques : par la considération du bonheur, on lia les veines de la recherche scientifique — et on le fait aujourd’hui encore.

8.

Interprétation pneumatique de la nature. — La métaphysique donne du livre de la nature une interprétation pneumatique pareille à celle que l’Église et ses savants donnèrent jadis de la Bible. Il faut beaucoup d’intelligence pour appliquer à la nature le même genre d’interprétation stricte que les philologues ont maintenant établie pour tous les livres : se proposant de comprendre simplement ce que le texte veut dire, et non de rechercher un double sens, ou même de le supposer. Mais comme, même en ce qui touche les livres, la mauvaise manière d’interpréter n’est pas complètement vaincue et que, dans la société la mieux cultivée, on se heurte constamment à des restes d’explication allégorique et mystique : de même en est-il en ce qui touche la nature — et même bien pis.

9.

Monde métaphysique. — Il est vrai qu’il pourrait y avoir un monde métaphysique ; la possibilité absolue s’en peut à peine contester. Nous regardons toutes choses avec la tête d’un homme et ne pouvons couper cette tête ; cependant la question reste toujours de dire ce qui existerait encore du monde si on l’avait néanmoins coupée. C’est là un problème purement scientifique et qui n’est pas très propre à préoccuper les hommes ; mais tout ce qui leur a jusqu’ici rendu les hypothèses métaphysiques, précieuses, redoutables, plaisantes, ce qui les a créées, c’est passion, erreur et duperie de soi-même ; ce sont les pires méthodes de connaissance, et non les meilleures, qui ont enseigné à y croire. Dès qu’on a dévoilé ces méthodes comme le fondement de toutes les religions et métaphysiques existantes, on les a réfutées. Après cela, la dite possibilité reste toujours ; mais on n’en peut rien tirer, bien loin qu’on puisse faire dépendre le bonheur, le salut et la vie, des fils d’araignée d’une pareille possibilité. — Car on ne pourrait enfin rien énoncer du monde métaphysique sinon qu’il est différent de nous, différence qui nous est inaccessible, incompréhensible ; ce serait une chose à attributs négatifs. — L’existence d’un pareil monde fût-elle des mieux prouvées, il serait encore établi que sa connaissance est de toutes les connaissances la plus indifférente : plus indifférente encore que ne doit l’être au navigateur dans la tempête la connaissance de l’analyse chimique de l’eau.

10.

Innocuité de la métaphysique dans l’avenir. — Aussitôt que la religion, l’art et la morale sont décrits dans leur origine de façon qu’on puisse se les expliquer complètement sans recourir à l’adoption de concepts métaphysiques au début et dans le cours du chemin, le gros intérêt cesse, qui s’attachait au problème purement théorique de la « chose en soi » et de l’« apparence ». Car quoi qu’il en soit : avec la religion, l’art et la morale, nous ne touchons pas à l’« essence du monde en soi ». Nous sommes dans le domaine de la représentation, aucune « intuition » ne peut nous faire avancer. Avec pleine tranquillité, on abandonnera la question de savoir comment notre image du monde peut différer si fort de la nature du monde conclue par raisonnement, à la physiologie et à l’histoire de l’évolution des organismes et des idées.

11.

Le langage comme prétendue science. — L’importance du langage pour le développement de la civilisation réside en ce qu’en lui l’homme a placé un monde propre à côté de l’autre, position qu’il jugeait assez solide pour soulever de là le reste du monde sur ses gonds et se faire le maître de ce monde. C’est parce que l’homme a cru, durant de longs espaces de temps, aux idées et aux noms des choses comme à des æternæ veritates, qu’il s’est donné cet orgueil avec lequel il s’élevait au-dessus de la bête : il pensait réellement avoir dans le langage la connaissance du monde. Le créateur de mots n’était pas assez modeste pour croire qu’il ne faisait que donner aux choses des désignations, il se figurait au contraire exprimer par les mots la science la plus élevée des choses ; en fait, le langage est le premier degré de l’effort vers la science. C’est la foi dans la vérité trouvée dont, ici encore, ont dérivé les sources de force les plus puissantes. C’est bien plus tard, de nos jours seulement, que les hommes commencent d’entrevoir qu’ils ont propagé une monstrueuse erreur dans leur croyance au langage. Par bonheur, il est trop tard pour que cela détermine un recul de l’évolution de la raison, qui repose sur cette croyance. — La logique aussi repose sur des postulats auxquels rien ne répond dans le monde réel, p. ex. sur le postulat de l’égalité des choses, de l’identité de la même chose en divers points du temps : mais cette science est née de la croyance opposée (qu’il y avait certainement des choses de ce genre dans le monde réel). Il en est de même de la mathématique, qui assurément ne serait pas née, si l’on avait su d’abord qu’il n’y a dans la nature ni ligne exactement droite, ni cercle véritable, ni grandeur absolue.

12.

Rêve et civilisation. — La fonction du cerveau qui est le plus altérée par le sommeil est la mémoire : non qu’elle s’arrête entièrement, — mais elle est ramenée à un état d’imperfection pareil à ce qu’elle peut avoir été chez chacun, dans les premiers temps de l’humanité, de jour et dans la veille. Capricieuse et confuse comme elle est, elle confond perpétuellement les choses en raison des ressemblances les plus fugitives ; mais c’est avec le même caprice, la même confusion que les peuples inventaient leurs mythologies, et maintenant encore les voyageurs ont coutume d’observer quelle pente il y a, chez le sauvage, à oublier, comme son esprit, après une courte tension de mémoire, commence à tituber et comme, par pur affaissement, il produit le mensonge et l’absurdité. Mais nous ressemblons tous dans le rêve à ce sauvage ; la reconnaissance imparfaite et l’assimilation erronée sont la cause du mauvais raisonnement dont nous nous rendons coupables dans le rêve : au point qu’à la claire représentation d’un rêve nous avons peur de nous-mêmes, de ce que nous cachons en nous tant de folie. — La parfaite clarté de toutes les représentations en rêve, qui repose sur la croyance absolue à leur réalité, nous fait ressouvenir d’états de l’humanité antérieure où l’hallucination était extrêmement fréquente et s’emparait de temps en temps à la fois de communautés entières, de peuples entiers. Ainsi : dans le sommeil et le rêve, nous refaisons, encore une fois, la tâche de l’humanité antérieure.

13.

Logique du rêve. — Dans le sommeil, notre système nerveux est continuellement mis en excitation par de multiples causes intérieures ; presque tous les organes se séparent et sont en activité, le sang accomplit son impétueuse révolution, la position du dormeur comprime certains membres, ses couvertures influencent la sensation de diverses façons, l’estomac digère et agite par ses mouvements d’autres organes, les intestins se tordent, la situation de la tête entraîne des états musculaires inusités, les pieds, sans chaussure, ne foulant pas le sol de leurs plantes, occasionnent le sentiment de l’inaccoutumé, tout comme l’habillement différent de tout le corps — tout cela, selon son changement, son degré quotidien, émeut par son caractère extraordinaire tout le système jusqu’à la fonction du cerveau : et ainsi il y a cent motifs pour l’esprit de s’étonner, de chercher les raisons de cette émotion : mais le rêve est la recherche et la représentation des causes des impressions ainsi éveillées, c’est-à-dire des causes supposées. Celui qui par exemple entoure ses pieds de deux bandes peut rêver que deux serpents entourent ses pieds de leurs replis : c’est d’abord une hypothèse, puis une croyance, accompagnée d’une représentation et d’une invention de forme : « Ces serpents doivent être la causa de cette impression que j’ai, moi, le dormant », — ainsi juge l’esprit du dormeur. Le passé prochain ainsi trouve par raisonnement lui est rendu présent par l’imagination excitée. Ainsi chacun sait par expérience avec quelle rapidité l’homme qui rêve introduit un son fort qui lui parvient, par exemple des glas de cloches, des coups de canon, dans la trame de son rêve, c’est-à-dire en tire l’explication à rebours, si bien qu’il pense éprouver d’abord les circonstances occasionnelles, puis ce son. — Mais comment se fait-il que l’esprit des rêveurs frappe ainsi toujours à faux, tandis que le même esprit, dans la veille, a coutume d’être si réservé, si prudent et si sceptique à l’égard des hypothèses ? au point que la première hypothèse venue pour l’explication d’une sensation suffit pour croire incontinent à sa vérité ? (car nous croyons dans le rêve au rêve, comme si c’était une réalité, c’est-à-dire que nous tenons notre hypothèse pour complètement démontrée). — Je pense : que, comme maintenant encore l’homme conclut en rêve, l’humanité concluait aussi dans la veille durant bien des milliers d’années : la première causa qui se présentait, à l’esprit pour expliquer quelque chose qui avait besoin d’explication lui suffisait et passait pour vérité. (C’est ce que font encore aujourd’hui les sauvages, d’après les récits des voyageurs.) Dans le rêve continue à agir en nous ce type très ancien d’humanité, parce qu’il est le fondement sur lequel la raison supérieure s’est développée et se développe encore dans chaque homme : le rêve nous reporte dans de lointains états de la civilisation humaine et nous met en main un moyen de les comprendre. Si penser en rêve nous devient aujourd’hui si facile, c’est que précisément, dans d’immenses périodes de l’évolution de l’humanité, nous avons été si bien dressés à cette forme d’explication fantaisiste et bon marché par la première idée venue. Ainsi le rêve est une récréation pour le cerveau, qui, dans le jour, doit satisfaire aux sévères exigences de la pensée, telles qu’elles sont établies par la civilisation supérieure. — Il y a un phénomène parent, que nous pouvons encore prendre en considération dans l’intelligence éveillée, comme portique et vestibule du rêve. Si nous fermons les yeux, le cerveau produit une foule d’impressions de lumière et de couleur, vraisemblablement comme une espèce de résonance et d’écho de tous ces effets lumineux qui, au jour, agissent sur lui. Mais de plus l’intelligence (de concert avec l’imagination) élabore aussitôt ces jeux de couleur, en soi sans formes, en figures déterminées, personnages, paysages, groupes animés. Le phénomène particulier qui accompagne ce fait est encore une espèce de conclusion de l’effet à la cause : tandis que l’esprit demande d’où viennent ces impressions de lumière et ces couleurs, il suppose comme causes ces figures, ces personnages ; ils jouent pour lui le rôle d’occasion de ces couleurs et de ces lumières, parce que, au jour, les yeux ouverts, il est habitué à trouver pour chaque couleur, pour chaque impression de lumière, une cause occasionnelle. Ici donc l’imagination lui fournit constamment des images en les empruntant pour les produire aux impressions visuelles du jour, et c’est justement ainsi que fait l’imagination en rêve : — cela veut dire que la cause prétendue est conclue de l’effet et présupposée après l’effet : tout cela avec une extraordinaire rapidité, si bien qu’ici comme en face du prestidigitateur il peut naître une confusion du jugement, et qu’une succession peut s’interpréter comme quelque chose de simultané, voire comme une succession dans un ordre contraire. — Nous pouvons déduire de ces phénomènes combien tardivement la pensée logique un peu précise, la recherche sévère de cause et effet a été développée, si nos fonctions rationnelles et intellectuelles, maintenant encore, se reprennent aux formes primitives de raisonnement et si nous vivons environ la moitié de notre vie dans cet état. — Le poète aussi, l’artiste, suppose à ses états des causes qui ne sont pas du tout les vraies ; il se souvient en cela de l’humanité antérieure et peut nous aider à la comprendre.

14.

Résonnance sympathique. — Toutes les dispositions un peu fortes entraînent avec elles une résonance d’impressions et de dispositions analogues : elles excitent également la mémoire, il se réveille en nous à propos d’elles le souvenir de quelque chose et la conscience d’états semblables et de leur origine. Ainsi se forment de rapides associations habituelles de sentiments et de pensées, qui enfin, lorsqu’elles se suivent avec la vitesse de l’éclair, ne sont plus aperçues comme des complexités, mais comme des unités. C’est en ce sens que l’on parle du sentiment moral, du sentiment religieux, comme si c’étaient là de pures unités ; en réalité ce sont des courants à cent sources et affluents. Ici encore, comme si souvent, l’unité du mot ne donne aucune garantie pour l’unité de la chose.

15.

Pas de dedans et de dehors dans le monde. — De même que Démocrite transportait les concepts d’en haut et en bas à l’espace infini, où ils n’ont pas de sens ; ainsi les philosophes en général transportent le concept de « dedans et dehors » à l’essence et à l’apparence du monde ; ils pensent que, par des sentiments profonds, on pénètre profondément dans l’intérieur, on se rapproche du cœur de la nature. Mais ces sentiments sont profonds seulement en tant qu’avec eux, d’une façon à peine sensible, sont régulièrement excités certains groupes complexes dépensée, que nous appelons profonds : un sentiment est profond parce que nous tenons pour profondes les pensées qui l’accompagnent. Mais la pensée profonde peut néanmoins être très éloignée de la vérité, comme par exemple toute pensée métaphysique ; si l’on abstrait du sentiment profond les éléments de pensée qui s’y sont mêlés, il reste le sentiment fort, et celui-ci ne garantit pour la connaissance rien que lui-même, tout comme la croyance forte ne prouve que sa force, non la vérité de ce que l’on croit.

16.

Apparence et chose en soi. — Les philosophes ont accoutumé de se mettre devant la vie et l’expérience devant ce qu’ils appellent le monde de l’expérience — comme devant un tableau, qui a été déroulé une fois pour toutes et représente immuablement, invariablement, la même scène : cette scène pensent-ils, doit être bien expliquée pour en tirer une conclusion sur l’être qui a produit le tableau : de cet effet donc à la cause, partant à l’inconditionné, qui est toujours regardé comme la raison suffisante du monde de l’apparence. Contre cette idée, l’on doit, en prenant le concept du métaphysique exactement pour celui de l’inconditionné, conséquemment aussi de l’inconditionnant, tout au rebours nier toute dépendance entre l’inconditionné (le monde métaphysique) et le monde connu de nous : si bien que dans l’apparence n’apparaisse absolument pas la chose en soi, et que toute conclusion de l’une à l’autre soit à repousser. D’un côté, on ne tient pas compte de ce fait, que ce tableau — ce qui, pour nous, hommes, s’appelle actuellement vie et expérience — est devenu peu à peu ce qu’il est, même est encore entièrement dans le devenir, et par cette raison ne saurait être considéré comme une grandeur stable, de laquelle on aurait le droit de tirer ou même seulement d’écarter une conclusion sur le créateur (la cause suffisante). C’est parce que nous avons, depuis des milliers d’années, regardé le monde avec des prétentions morales, esthétiques, religieuses, avec une aveugle inclination, passion ou crainte, et pris tout notre saoul des impertinences de la pensée illogique, que ce monde est devenu peu à peu si merveilleusement bariolé, terrible, profond de sens, plein d’âme ; il a reçu des couleurs — mais c’est nous qui avons été les coloristes : l’intelligence humaine, à cause des appétits humains, des affections humaines, a fait apparaître cette « apparence » et transporté dans les choses ses conceptions fondamentales erronées. Tard, très tard, elle se prend à réfléchir : et alors le monde de l’expérience et la chose en soi lui paraissent si extraordinairement divers et séparés qu’elle repousse la conclusion de celui-là à celle-ci — ou réclame, d’une manière mystérieuse à faire frémir, l’abdication de notre intelligence, de notre volonté personnelle : pour arriver à l’essence par cette voie, que l’on devienne essentiel. Inversement, d’autres ont recueilli tous les traits caractéristiques de notre monde de l’apparence — c’est-à-dire de la représentation du monde sortie d’erreurs intellectuelles et à nous transmise par l’hérédité — et, au lieu d’accuser l’intelligence comme coupable, ont rendu responsable l’essence des choses, à titre de cause de ce caractère réel très inquiétant du monde, et prêché l’affranchissement de l’Être. — De toutes ces conceptions, la marche constante et pénible de la science, célébrant enfin une bonne fois son plus haut triomphe dans une histoire de la genèse de la pensée, viendra à bout d’une manière définitive, dont le résultat pourrait peut-être aboutir à cette proposition : ce que nous nommons actuellement le monde est le résultat d’une foule d’erreurs et de fantaisies, qui sont nées peu à peu dans l’évolution d’ensemble des êtres organisés, se sont entrelacées dans leur croissance, et nous arrivent maintenant par héritage comme un trésor accumulé de tout le passé, — comme un trésor : car la valeur de notre humanité repose là-dessus. De ce monde de la représentation, la science sévère peut effectivement délivrer seulement dans une mesure minime — quoique cela ne soit pas d’ailleurs à souhaiter, — par le fait qu’elle ne peut rompre radicalement la force des habitudes antiques de sentiment : mais elle peut éclairer très progressivement et pas à pas l’histoire de la genèse de ce monde comme représentation — et nous élever, au moins pour quelques instants, au-dessus de toute la série des faits. Peut-être reconnaîtrons-nous alors que la chose en soi est digne d’un rire homérique : qu’elle paraissait être tant, même tout, et qu’elle est proprement vide, notamment vide de sens.

17.

Explications métaphysiques. — Le jeune homme prise les explications métaphysiques, parce qu’elles lui montrent, dans des choses qu’il trouvait désagréables ou méprisables, quelque chose d’un haut intérêt : et s’il est mécontent de lui-même, il allège ce sentiment, quand il reconnaît l’intime énigme du monde ou misère du monde dans ce qu’il improuve tant en soi. Se sentir plus irresponsable et trouver en même temps les choses plus intéressantes — c’est pour lui comme le double bienfait qu’il doit à la métaphysique. Plus tard, il est vrai, il concevra de la méfiance à l’égard de tout ce genre d’explication métaphysique ; alors il se rendra compte peut-être que ces mêmes effets peuvent être atteints aussi bien et plus scientifiquement par une autre route : que les explications physiques et historiques amènent au moins aussi bien des sentiment d’allégement personnel, et que cet intérêt à la vie et à ses problèmes y prend peut-être plus de flamme encore.

18.

Questions fondamentales de la métaphysique. — Quand une fois l’histoire de la genèse de la pensée sera écrite, la phrase suivante d’un logicien distingué se trouvera éclairée d’une nouvelle lumière : « La loi générale originelle du sujet connaissant consiste dans la nécessité intérieure de reconnaître tout objet en soi, dans son essence propre, pour un objet identique à lui-même, ainsi existant par lui-même et au fond restant toujours semblable et immobile, bref pour une substance. » Même cette loi, qui est nommée ici « originelle », est le résultat d’un devenir ; on montrera un jour comment, dans les organismes inférieurs, cette tendance naît peu à peu : comment les faibles yeux de taupes de ces organisations ne voient d’abord rien que toujours l’identique ; comment ensuite, lorsque les diverses émotions de plaisir et de déplaisir se font plus sensibles, peu à peu sont distinguées diverses substances, mais chacune avec un seul attribut, c’est-à-dire une relation unique avec un tel organisme. — Le premier degré du logique est le jugement : dont l’essence consiste, selon l’affirmation des meilleurs logiciens, dans la croyance. Toute croyance a pour fondement la sensation de l’agréable ou du pénible par rapport au sujet sentant. Une troisième sensation nouvelle, résultat de deux sensations isolées précédentes, est le jugement dans sa forme la plus inférieure. — Nous, êtres organisés, rien ne nous intéresse à l’origine en chaque chose que son rapport avec nous en ce qui concerne le plaisir et la peine. Entre les moments où nous prenons conscience de ce rapport, entre les états de sensation, se placent des moments de repos, de non-sensation : alors le monde et toute chose sont pour nous sans intérêt, nous ne remarquons aucune modification en eux (de même que maintenant encore un homme violemment intéressé ne remarque pas que quelqu’un passe auprès de lui). Pour les plantes, toutes les choses sont ordinairement immobiles, éternelles, chaque chose identique à elle-même. C’est de la période des organismes inférieurs que l’homme a hérité la croyance qu’il y a des choses identiques (seule l’expérience formée par la science la plus haute contredit cette proposition). La croyance primitive de tout être organisé, au début, est peut-être même que tout le reste du monde est un et immobile. — Ce qui est le plus éloigné à l’égard de ce degré primitif du logique, c’est l’idée de causalité ; quand l’individu sentant s’observe lui-même, il tient toute sensation, toute modification, pour quelque chose d’isolé, c’est-à-dire d’inconditionné, d’indépendant: elle surgit de nous sans lien avec l’antérieur ou l’ultérieur. Nous avons faim, mais nous ne pensons pas à l’origine que l’organisme veut être entretenu ; mais cette sensation paraît se faire sentir sans raison ni but, elle s’isole et se tient pour arbitraire. Ainsi : la croyance à la liberté du vouloir est une erreur originelle de tout être organisé, qui remonte au moment où les émotions logiques existent en lui ; la croyance à des substances inconditionnées et à des choses semblables est également une erreur, aussi ancienne, de tout être organisé. Or, étant donné que toute métaphysique s’est principalement occupée de substances et de liberté du vouloir, on peut la désigner comme la science qui traite des erreurs fondamentales de l’homme, mais cela comme si c’étaient des vérités fondamentales.

19.

Le nombre. — La découverte des lois du nombre s’est faite en se fondant sur l’erreur déjà régnante à l’origine, qu’il y aurait plusieurs choses identiques (mais en fait il n’y a rien d’identique), au moins qu’il existerait des choses (mais il n’y a point de « choses »). Rien que la notion de pluralité suppose déjà qu’il y a quelque chose qui se présente à plusieurs reprises : mais c’est là justement que règne déjà l’erreur, alors déjà nous imaginons des êtres, des unités, qui n’ont pas d’existence. — Nos sensations de temps et d’espace sont fausses, car elles mènent, si on les examine avec conséquence, à des contradictions logiques. Dans toutes les affirmations scientifiques, nous comptons inévitablement toujours avec quelques grandeurs fausses ; mais comme ces grandeurs sont du moins constantes, par exemple notre sensation de temps et d’espace, les résultats de la science n’en acquièrent pas moins une exactitude et une sûreté complètes dans leurs relations mutuelles ; on peut continuer à tabler sur eux — jusqu’à cette fin dernière, où les suppositions fondamentales erronées, ces fautes constantes, entrent en contradiction avec les résultats, par exemple dans la théorie atomique. Alors nous nous trouvons toujours contraints à admettre une « chose » ou un « substrat » matériel, qui est mis en mouvement, tandis que toute la procédure scientifique a justement poursuivi la tâche de résoudre tout ce qui a l’aspect d’une chose (matière) en mouvements : nous séparons, ici encore, avec notre sensation le moteur et le mû et nous ne sortons pas de ce cercle, parce que la croyance à des choses est incorporée à notre être depuis l’antiquité. — Lorsque Kant dit : « La raison ne puise pas ses lois dans la nature, mais elle les lui prescrit », cela est pleinement vrai à l’égard du concept de la nature, lequel nous sommes forcés de lier à elle (nature = monde en tant que représentation, c’est-à-dire en tant qu’erreur), mais qui est la totalisation d’une foule d’erreurs de l’intelligence. — À un monde qui n’est pas notre représentation, les lois des nombres sont pleinement inapplicables : elles ne valent que dans le monde de l’homme.

20.

Quelques échelons à reculons. — Un degré, certes très élevé, de culture est atteint, quand l’homme arrive à surmonter les idées et les inquiétudes superstitieuses et religieuses et par exemple ne croit plus à l’ange gardien ou au péché originel, a désappris même à parler du salut des âmes : une fois à ce degré de libération, il a encore, au prix des efforts les plus extrêmes de son intelligence, à triompher de la métaphysique. Mais alors, un mouvement de recul est nécessaire : il faut qu’il saisisse dans de telles représentations leur justification historique, et aussi psychologique, il lui faut reconnaître comment le plus grand avantage de l’humanité est venu de là, et comment, sans un tel mouvement de recul, on se dépouillerait des meilleurs résultats de l’humanité jusqu’à nos jours. — En ce qui touche la métaphysique philosophique, je vois maintenant toujours plus d’hommes enclins au but négatif (que toute métaphysique positive est une erreur), mais peu encore qui montent quelques échelons à reculons ; il semble qu’on regarderait volontiers par-dessus les derniers degrés de l’échelle, mais qu’on ne veut pas s’y placer. Les plus éclairés vont juste assez loin pour se délivrer de la métaphysique et jeter sur elle un regard en arrière d’un air de supériorité : au lieu que là aussi, comme dans l’hippodrome, il est nécessaire de faire le tour pour finir la course.

21.

Victoire conjecturale du scepticisme. — Qu’on admette un peu le point de départ sceptique : supposé qu’il n’existe pas un autre monde, métaphysique, et que toutes les explications fournies par la métaphysique de l’unique monde connu de nous soient pour nous inutilisables, de quel œil verrions-nous alors les hommes et les choses ? C’est là chose dont on peut penser qu’elle est utile, même au cas où la question de savoir si quelque donnée métaphysique a été scientifiquement prouvée par Kant et Schopenhauer, serait une bonne fois écarté. Car il est fort possible, selon la vraisemblance historique, que les hommes deviennent un jour en grande généralité sceptiques à cet égard ; alors se pose par conséquent cette question : Comment la société humaine, sous l’influence d’une telle conviction, se comportera-t-elle alors ? Peut-être la preuve scientifique de quelque monde métaphysique que ce soit est-elle déjà si difficile que l’humanité ne viendra plus à bout d’une méfiance à son égard. Et si l’on a de la méfiance à l’égard de la métaphysique, il en résulte en gros les mêmes conséquences que si elle était directement réfutée et qu’on n’eût plus le droit de croire en elle. La question historique touchant une conviction non métaphysique de l’humanité reste la même dans les deux cas.

22.

Incroyance au « monumentum aere perennius ». — Un désavantage essentiel qu’emporte avec soi la disparition de vues métaphysiques consiste en ce que l’individu restreint trop son regard à sa courte existence et ne ressent plus de fortes impulsions à travailler à des institutions durables, établies pour des siècles ; il veut cueillir lui-même les fruits de l’arbre qu’il plante, et partant il ne plante plus ces arbres qui exigent une culture régulière durant des siècles et qui sont destinés à couvrir de leur ombre de longues suites de générations. Car les vues métaphysiques donnent la croyance qu’en elles est donné le dernier fondement valable sur lequel tout l’avenir de l’humanité est désormais contraint de s’établir et de s’édifier ; l’individu avance son salut, lorsque par exemple il fonde une église, un monastère ; cela lui sera, pense-t-il, compté et mis en avoir dans l’éternelle persistance des âmes, c’est travailler au salut éternel des âmes. — La science peut-elle aussi éveiller une pareille croyance en ses résultats ? En fait, elle emploie comme ses plus fidèles associés le doute et la défiance ; avec le temps néanmoins, la somme des vérités intangibles, c’est-à-dire qui survivent à tous les orages du scepticisme, à toutes les analyses peut devenir assez grande (par exemple dans l’hygiène de la santé) pour qu’on se détermine là-dessus à fonder des ouvrages « éternels ». En attendant, le contraste de notre existence éphémère agitée avec le repos de longue haleine des âges métaphysiques agit encore trop fort, parce que les deux époques sont encore trop voisines ; l’homme isolé lui-même parcourt aujourd’hui trop d’évolutions intérieures et extérieures pour qu’il ose s’établir, rien que pour sa propre existence, d’une façon durable et une fois pour toutes. Un homme tout à fait moderne, qui veut par exemple se bâtir une maison, éprouve à ce propos le même sentiment que s’il voulait, de son vivant, se murer dans un mausolée.


Remerciements

Le téléchargement de cet épisode et la transcription complète sont disponibles sur www.odiolab.ch/series/entre-ombres-et-lumiere/

Merci à Wikisource pour la mise à disposition du texte traduit de l’allemand, et à Wikipedia pour la mise à disposition de l’illustration.

 
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