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Entre Ombres et Lumière – CF Ramuz dans ‘Passage du poète’ (EP1)

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Entre Ombres et Lumière
Entre Ombres et Lumière
Entre Ombres et Lumière - CF Ramuz dans 'Passage du poète' (EP1)
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« Tout à coup, on sent venir contre soi la bonne tiédeur qui règne là-dessous, une espèce de saison non terrestre et toujours la même, et toujours le même climat qu’on y tient prisonnier par le moyen des voûtes ; une nuit qui n’est dissipée que quand l’homme veut et il vient avec sa lumière à lui, son soleil à lui, sa lune à lui. »

Charles Ferdinand – dit ‘CF’ – Ramuz dans Passage du poète: Besson le vannier arrive au printemps dans un village du Lavaux, à côté de Lausanne, surplombant le Lac Léman. Il vient y travailler le temps d’une saison. Sur son passage, on rencontre plusieurs personnages, du fossoyeur jusqu’à Mathilde et sa robe neuve en passant par Congo, à la charge de la commune, Gilliéron dans sa cave, Bovard dans sa vigne… Chacun est pris dans ses soucis. Besson, avec sa tranquillité silencieuse, s’intègre sans s’intégrer. Ce sont les autres qui modifient leur regard sur leur quotidien. L’été fini, une fête des vignerons rassemble tout le monde, et Besson s’en repart dans le silence de la nuit.

Dans le 1e et dernier épisode de cette 3e série, place à CF Ramuz: écouter ces passages d’un de ses livres préférés, ‘Passage du poète’ :

– chapitres 1 à 3


Transcription ci-dessous:

Chapitre 1

Sa hotte a fait clair dans les vignes, le jour où il est venu.

Il avait dit qu’il s’appelait Besson ; il était vannier. L’affaire a été alors seulement qu’on n’était pas très sûr qu’il y aurait suffisamment d’ouvrage pour lui dans le pays, comme on lui a dit ; et les gens à qui il s’était adressé secouaient la tête :

— On ne croit pas.

Ils ont dit encore :

— Vous savez, nous autres, dans le vignoble… Ce qu’il nous faut, c’est le bois plein… L’osier, ça laisse passer. L’osier, c’est fait pour ceux qui récoltent solide…

Et il avait ri avec ses yeux clairs au-dessus de sa fine barbe blanche frisottée :

— Ça, c’est vrai.

Puis :

— Mais ça ne fait rien.

Ayant expliqué qu’il ne comptait rester dans le pays que quelques mois et que la situation du village à mi-mont lui paraissait commode pour ses tournées, parce qu’il allait, l’après-midi, vendre sa marchandise, et il y a ici la pente du mont et le village se trouve juste dans le milieu : alors, vous comprenez, je n’aurais chaque fois ni trop à monter ni trop à descendre, parce que dans un métier comme le mien il faut aller chercher la clientèle à domicile.

On lui a dit :

— Si vous croyez…

Il est arrivé quelques jours plus tard ; c’était à la fin de mars.

Il arriva à pied avec sa grande hotte. On avait fini de tailler la vigne, on commençait par-ci par-là les fossoyages. On le vit qui venait, ayant pris la côte de flanc par les rares sentiers qu’il y a, et la plupart du temps il faut suivre le dessus des murs et on saute d’un mur à l’autre. Il venait de l’ouest. Il faisait gris.

Il venait avec sa grande hotte blanche ; il faisait gris dans le ciel, gris sur le lac, gris contre le mont.

C’était une hotte toute neuve, et dessus étaient empilés ses corbeilles et ses paniers, tandis qu’il avait mis ses affaires dedans, comme on voyait, parce que, par les trous de l’osier, on voyait qu’il y avait dans la hotte des habits pliés et du linge.

Et il avait un bâton, et donc il venait, venant de l’ouest, à travers les vignes, un jour de la fin de mars, quand tout était en terre sèche : le ciel est en terre sèche, le lac est en terre sèche, et, à côté des tas d’échalas couchés encore entre les souches nues, à peine si la mauvaise herbe qui pousse vient varier un peu cette couleur.

On s’est demandé : « Qu’est-ce que c’est ? »

Cet empilement de paniers, on aurait dit une fumée de locomotive.

Il y a ici deux lignes de chemins de fer, dont l’une longe le bord du lac, et l’autre prend le vignoble en travers : alors comme quand la locomotive qu’on ne voit pas souffle en l’air de distance en distance ses bouffées, ou bien les vapeurs qui s’élèvent quand après une averse le gros soleil donne sur la terre.

Un flocon de brouillard, de la laine de mouton.

On ne voyait pas l’homme qui était dessous, étant de trop petites dimensions, trop étroit, sans hauteur, tellement la hotte était haute, et tellement il y avait, attachés dessus, de ces corbeilles, de ces paniers, les uns aux autres par des ficelles, – qui venaient, et l’homme était gris. Et il venait sous sa colonne blanche, et on le regardait venir de loin, en se demandant : « Qu’est-ce que c’est ? »

Parce que tout à coup elle a été dans tout ce gris quelque chose qui éclairait, faisant une couleur brillante et cette couleur venait comme quand un peu de brouillard se promène, très lentement poussé vers vous.

Pourtant, il n’y avait pas de vent ou à peine ; on se mouillait le doigt : non, il n’y avait pas de vent.

Le vent qui vient de l’ouest s’appelle le joran.

Cela fut descendu vers nous avec lenteur de mur en mur, de l’un à l’autre de tous ces casiers qui sont l’un au-dessus de l’autre, comme des commencements de maisons ou des restes de maisons, parce que le haut aurait brûlé.

Il faisait terriblement gris ; c’est un temps sans montagnes. Du côté de l’eau, on voyait l’eau rejointe au ciel, et il descend vers elle, et elle monte vers lui. Et de notre côté à nous, le côté habité, de même : car là c’était le mont et là c’était tout le vignoble, mais le haut en était caché, parce que le ciel pendait dessus. Alors, là dedans, il y avait eu cette belle apparition blanche vers laquelle on s’était tourné et un assez long temps on n’a pas compris ce que c’était, puis peu à peu elle a pris forme.

On a vu l’homme, il était tout petit. Sous sa hotte, il était tout gris, comme quand la fourmi porte son œuf blanc trop gros pour elle. Mais il n’a pas semblé que cette charge le gênât, quand il fut venu, et il est entré dans la ruelle et il a éclairé la ruelle ; parce qu’alors on lui a dit : « Est-ce lourd ? » mais il riait, bien que la construction montât jusqu’au premier étage et à peine si elle pouvait passer, tant elle était large.

Et, sur la place, il a ôté sa hotte ; il vous a fait voir ce qu’elle pesait ; on empoignait la hotte par les courroies, tandis que lui la maintenait en équilibre, et, en effet, on s’étonnait de sa légèreté.

Il se tenait sur le côté sud de la place entre les petits platanes taillés et les petits platanes étaient éclairés d’en dessous.

Il se tenait là devant un mur bas ; il disait : « Voilà qui fera mon affaire. »

C’est une place pas beaucoup plus grande qu’une grande chambre, parce que dans le vignoble la terre a trop de valeur.

Et Besson s’y est tenu un instant encore, parce que plusieurs personnes l’avaient rejoint. La hotte continuait à faire clair, pendant qu’il parlait et on lui parlait. Le soir était venu, c’était dans l’obscurité.

Les ruelles s’étaient mises à fumer de la nuit vers vous par leurs deux ou trois ouvertures carrées comme quand une cheminée fume, et, dans cette nuit, alors, il y a eu ce point de plus en plus clair, de plus en plus blanc.

Tandis que les hommes rentraient du travail en traînant les pieds, et ils s’arrêtaient les uns après les autres autour de la hotte en faisant un groupe.

De nouveau on ne savait plus ce qu’on voyait au milieu d’eux et au-dessus.

Comme s’ils se tenaient autour d’un feu qui fume blanc. Comme quand la locomotive lâche sa vapeur. Comme quand le gros soleil d’été après une averse donne sur la terre.

Puis on a vu la tache claire s’éloigner, pendant que le groupe des hommes se défaisait.

Chapitre 2

Le lendemain matin, ils sont sortis un à un de chez eux, mal réveillés à la fois de leur nuit et du long hiver.

Il continuait de faire gris, et eux avaient d’abord à secouer d’eux la double fatigue que c’est d’avoir dormi trop longtemps et de n’avoir rien fait ou pas grand’chose pendant quatre ou cinq mois.

Quand il gèle, il pleut, il neige et il gèle.

Quatre ou cinq mois où on n’a guère d’autre travail ici que celui de remonter la terre, mais c’est seulement quand il fait beau temps ; à part quoi il y a bien aussi la fabrication des échalas ou soigner le vin, mais c’est tout.

Ils passaient l’un après l’autre sur la place, allant au travail avec la hotte et dans la hotte le fossoir dont on voyait sortir le manche par le bout ; ils allaient lentement, chaussés de gros souliers à clous, ayant des jambières de cuir, quelques-uns des guêtres de toile qui boutonnaient sur le côté.

Les femmes, qui avaient encore le ménage à faire et à préparer les enfants pour l’école, ne devaient les aller rejoindre que plus tard ; et donc le mari est seul et il part seul, ou bien le père et le fils sont ensemble, mais ils allaient sans rien se dire et c’est seulement qu’on y est forcés, parce qu’il nous a été dit dans les commencements du temps : « Vous travaillerez… » Alors, chaque soir, on remonte son réveille-matin dont on avance la sonnerie à mesure que les jours grandissent, et il vous tire hors de vos draps ; on sort une jambe, mais c’est dur, quand le jour lui-même n’est pas bien réveillé, la saison non plus, sous ces brumes, dans le moisi de l’air, ce brouillard, et on voit les averses qui traînent sur le lac comme des toiles d’araignées.

L’un après l’autre ; chacun pour soi.

Ils sont montés pourtant les escaliers des vignes avec la hotte, avec leurs jambières de cuir, dans leurs gros gilets de chasse en laine brune, leur pipe de terre à la bouche ; ensuite ils ont été dans la dispersion.

Tout fait silence.

Quelquefois, le train qui va passer s’annonce longtemps d’avance par l’écho qu’il éveille dans la concavité du mont ; puis il tait sa propre rumeur, étant passé.

Ce qu’il y a, la seule chose qu’il y ait, c’est qu’on est là et on ne peut compter que sur soi, devant tant de mètres sur tant, devant une longueur de terre, devant une largeur de terre, et on ne peut compter que sur soi.

Ils étaient sortis de chez eux, ils étaient descendus le perron.

L’odeur du café à la chicorée leur a couru après un moment par l’ouverture de la porte ; dehors ils ont trouvé le froid. On entend pleurer un enfant, la mère s’est fâchée. Ils montent, ils sont là-haut ; ils se sont mis au travail, et c’est dur, mais il le faut bien.

Cependant Besson était sorti, lui aussi, et était venu s’installer entre deux platanes, sur le mur où il avait plié en quatre une toile à sac. Quand les enfants partirent pour l’école, il était déjà à la besogne.

Ils n’eurent pas le temps de s’arrêter pour le regarder travailler parce que la cloche sonnait.

Les enfants courent sur le pavé avec leurs semelles de bois ; les plus petits ont une ardoise sous le bras.

Au bout d’une ficelle, pend une éponge. Ils ont aussi des petits sacs brodés en rouge où on voit un ramoneur tout noir avec son échelle.

À quelques-uns, leurs épaules sont prises dans un gros châle tricoté à bordure, qui se noue dans le dos. Les filles ont des jaquettes de couleur sur leur tablier ; les garçons, des bonnets en poil de lapin et des culottes trop longues.

Les fenêtres des maisons se sont ouvertes, on y a vu paraître la literie qu’on aère, les gros plumiers recouverts d’une étoffe à carreaux bleus et blancs, rouges et blancs, l’oreiller où la tête de l’homme s’est posée. Les femmes les tapotent de la main pour les regonfler, puis les posent dans l’ouverture de la fenêtre qui finit par être bouchée.

Là où la tête de l’homme s’est posée pour la nuit ; elle, elle a mis la sienne tout à côté, et il y a eu sur l’oreiller deux têtes.

Et c’est comme ça que ça va ; il n’y a plus eu de fenêtres. On a entendu le bruit des balais.

Besson, pendant ce temps, prenait un brin d’osier, puis prenait un autre brin d’osier, la carcasse du panier étant faite de jets plus forts, et il la tenait entre ses genoux où il la faisait tourner à mesure. Et de nouveau une chose claire naissait là, une chose claire est venue, tandis que les mains, au-dessus, faisaient beaucoup de petits signes comme dans le langage des sourds-muets. Il s’est mis à faire une lumière couleur d’osier autour du panier et c’est quand l’osier a été dépouillé de son écorce jaune ou rouge, à l’effet de quoi on le met tremper dans l’eau.

Une première cheminée fume. Les moineaux se sont d’abord annoncés sur le bord des toits par des cris, se tenant posés dans les gouttières, puis ils ont été comme quand l’averse s’abat. Ils sont tombés à grosses gouttes sur les platanes ; il y en a eu quelques-uns qui ont passé entre les branches, ils se sont avancés jusqu’entre les pieds de Besson. Parce qu’ils n’ont pas peur, parce qu’ils ont compris ; et, tournant la tête de côté pour le regarder, avec un seul œil, ils se rassurent. Là-haut la grosse cheminée fume bleu.

À ce moment, Congo arrive.

Il ne fait presque point de bruit dans ses pantoufles de lisière. On l’avait seulement entendu toussoter et cracher dans la ruelle bien avant qu’il se fût montré.

Congo qui s’avance en traînant les pieds, avec une barbe de quinze jours sous un chapeau de feutre devenu rouge ; une barbe sur sa figure comme de la moisissure de pain et des mains roses aux ongles blancs.

Généralement, il se méfie du monde ; il ne veut connaître personne. Sitôt qu’il aperçoit quelqu’un, il fait un détour pour l’éviter. On aurait donc été étonné si on l’avait vu s’avancer, continuer à s’avancer, comme il a fait, tenant ses mains l’une sur l’autre, tenant l’une sur l’autre ses grosses mains aux ongles blancs, tandis qu’il pousse devant lui ses semelles à petits coups sans les lever, comme si elles étaient à roulettes.

Il marmonne quelque chose, il marmonne encore quelque chose.

Il a dit :

— À présent, c’est ces draps de lit.

C’en est un qui est tombé à la charge de sa commune, et, chez nous, on appartient à une commune toujours la même, de père en fils, de génération en génération, à travers les siècles et le temps, où qu’on puisse aller à travers le monde. Il y a une loi qui oblige les communes à entretenir ceux de leurs ressortissants qui tombent dans le besoin, alors les communes les font revenir sur leur territoire où elles les mettent en pension, de façon que l’argent n’aille pas s’employer ailleurs. Les communes cherchent tout naturellement à faire travailler leur argent sur place, disant à ceux qui font appel à elles : « Rentrez d’abord », et ils y sont bien obligés, seulement Congo n’était pas content.

Cette fois, c’est les draps de lit dont il se plaint ; la fois d’avant c’était la soupe.

— Comprenez-vous ça ? ils ne me donnent qu’un drap…

C’est ce qu’il a dit. Rien qu’un drap de lit, un drap au lieu de deux. Alors on ne peut pas savoir si ce drap doit aller dessus ou dessous, c’est ce qu’il a dit aussi, parce qu’il s’était approché encore tout en parlant ; et lui non plus n’a pas fait peur aux moineaux qui se sont seulement écartés de devant lui.

Il a mis un pied là, puis l’autre pied tout à côté ; son pantalon tombe en tire-bouchonnant sur ses pantoufles ; ses mains plus haut, mises l’une sur l’autre, sont comme une grosse pivoine rose.

Les fumées à présent étaient trois, trois grosses, faites de beaucoup de petites. Elles ont d’abord penché et d’abord hésité, flottant de côté et d’autre ; à présent, elles montent tout droit. À présent, elles sont comme trois colonnes de verre et on voit le ciel à travers, qui est blanc, qui n’est plus gris. Et Congo a dit…

Mais on n’a pas pu comprendre ce qu’il disait, tellement les moineaux dans cet instant ont fait de vacarme, s’étant roulés par terre les uns sur les autres, à cause d’une bataille qu’ils ont eue ; et, en même temps, tout autour de la place, les couvertures qu’on secoue des deux mains claquent aux fenêtres. Les draps de lit sont dessus, les couvertures sont dessous, puis plus dessous encore viennent les oreillers posés sur le plumier.

Congo tient ses mains contre sa ceinture ; il secouait sa tête qui était comme un morceau de pain oublié longtemps dans une armoire.

Il a tenu tout un discours. L’ayant tenu, il a été content.

Il regarde à présent ces autres mains qui allaient vite, allaient, allaient encore, avec les signes de leurs doigts comme pour des choses à dire, au-dessus du tablier vert qui s’enfonce entre les genoux.

Une porte s’ouvre, une femme descend le perron, une femme part pour la vigne.

Une femme a pris son racloir, parce qu’elles, leur travail, c’est ces raclages, et elle part.

Il va falloir se dépêcher, si le beau vient, comme il semble bien que ça va être le cas.

Elle lève la tête ; on a vu le dessous de son menton.

Tenant un instant les yeux fixés sur le ciel, où un va-et-vient continuel de petits nuages se fait à présent, comme si on déplaçait des mottes à la pelle ; – et : « Dépêchons-nous ! » se dit-elle, donnant avec le haut de son corps un coup en avant.

Dépêchons-nous : raide encore sous le corsage et la jupe, devant la ruelle qui monte, et quand les souliers qu’on vient de mettre sont comme du caillou autour du pied…

Gilliéron, lui, rentrait déjà. Il s’est tenu devant Besson un moment, le regardant écrire en l’air avec ses doigts ; puis : « Est-ce que ça vous rapporte ?… »

— Ah ! bon… tant mieux pour vous.

Il hausse les épaules.

Congo est toujours à la même place.

Chapitre 3

Gilliéron a continué son chemin qui n’a plus été très long. Il est entré dans la cuisine. Il n’y a personne dans la cuisine. Il entre dans la cuisine et pousse du pied sa hotte qu’il a ôtée de dessus son dos en jurant ; elle tombe sur le côté. Il dit : « Tant pis, reste où tu es. » Il jure de nouveau. Il a été s’asseoir sur un tabouret, le dos à la table ; il se lève. Il a été se mettre à la fenêtre. On voit à travers les carreaux le brouillard qui n’est pas encore levé sur le lac : alors l’eau semble sans limites, avec toute une terre qui viendrait d’en sortir comme au commencement du monde, à cause des taches qu’il y a dessus, qui font des fleuves, des lagunes, des estuaires, des presqu’îles.

Mais Gilliéron ne regarde pas. Il hausse les épaules, il est revenu s’asseoir ; il se lève. Il est monté au premier étage, et il y a eu le grand bruit qu’il fait parce qu’il traîne les pieds là-haut sur le plancher. Il redescend. La cuisine est sans feu ; il prend le pain dans l’armoire. Du pain et du fromage, et c’est tout, parce qu’on n’a plus de soupe, parce que c’est les femmes qui font la soupe. Rien que du pain et du fromage, mais c’est encore plus qu’il ne lui en faut, parce qu’il a vu qu’il n’a pas faim. Il avait ouvert la grande lame de son couteau, il repousse le plat du revers de la main, et se lève, et se lève encore, et va un petit bout, revient. Regardant la table, le fourneau, la batterie de cuisine pendue au mur ; et : « Qu’est-ce que ça peut valoir ? » essayant d’évaluer un à un les objets, puis ça le fatigue, d’ailleurs ils doivent se vendre en bloc. Il prend dans le tiroir de la table l’indicateur des chemins de fer pour la dixième fois. Il a relevé les yeux, il se reheurte à ce grand silence. Et le silence lui a crié que oui, que c’est vrai, qu’il va être vendu, quand il se remet comme ça à écouter en dehors de lui, et écoute dans l’air où l’aîné des enfants d’une voisine, une fille, traînait sa voiture à poupées qui avait des roues en bois plein, et le plus petit courait derrière en criant, et le feu de sarments dans le fourneau, une fois que le tirage s’était établi, chantait comme l’harmonium à l’église. Alors : tant pis ! Il recommence à hausser les épaules, puis ses épaules sont venues en bas, comme un talus gelé quand le soleil donne dessus. S’étant assis de nouveau les mains sur les genoux, puis elles glissent le long de ses genoux, tombent de chaque côté de lui, pendent ; et il commence à suivre le mouvement avec toute sa personne comme quand on s’endort. Mais le mouvement qu’il fait le réveille ; il se redresse. Il donne un coup de poing sur la table, il dit : « C’est pas possible ! » Et de nouveau le fourneau, qui se tait, lui répond que oui… que oui… Et la table pas servie. Le carreau pas lavé, les vitres pas frottées. Et le silence aussi : « Que oui !… » Et sa colère passe, parce qu’elle est bien trop petite en face de ça, n’est-ce pas ? alors on entre dans un état dont on voit seulement qu’on ne va pas pouvoir le supporter longtemps ; pourquoi, de nouveau, il se lève ; il n’hésite plus, il va au clou où pend la grosse clé, il prend la grosse clé rouillée, il sort dans la ruelle. Il y a une porte verte qui est au bas d’un escalier de sept ou huit marches, par où on descend sous la terre quand on est mal sur la terre. Tout à coup, on sent venir contre soi la bonne tiédeur qui règne là-dessous, une espèce de saison non terrestre et toujours la même, et toujours le même climat qu’on y tient prisonnier par le moyen des voûtes ; une nuit qui n’est dissipée que quand l’homme veut et il vient avec sa lumière à lui, son soleil à lui, sa lune à lui.

Alors toutes les autres choses sont quittées. On quitte les choses de là-haut qui se tiennent là-haut sous l’éclairage de l’injustice et de l’erreur. Et de la méchanceté. Les choses de là-haut où tout change continuellement : et ici pas, et ici rien, ou quoi ? Gilliéron prend premièrement soin de refermer la porte bien exactement et rien ne pourra plus entrer, pas le plus petit gramme de jour, se refabriquant une nuit complète, après quoi il a frotté une allumette qui a été un point vert comme si une très lointaine étoile se levait à un nouveau ciel, puis elle s’avance avec un feu rouge qu’elle communique. Un horizon à nous, occupé seulement par des choses à nous : il regarde ; et le devant des gros tonneaux ovales est à sa gauche comme à sa droite.

Le voilà alors qui tend le bras, après avoir rempli son verre, vidé son verre.

Il l’a vidé tout d’un coup, puis le remplit de nouveau, faisant aller de côté la manette du petit robinet de cuivre qu’ils appellent guillon ; – et dans le verre se tient la vérité.

J’ai tout ce qu’il faut, moi, ici ; alors, là-haut, qu’ils fassent ce qu’ils veulent, qu’ils y fassent ce qu’ils veulent de moi, – tendant le bras :

— Je suis tranquille, je leur ai échappé.

Il boit ; il remplit de nouveau son verre, et il boit.

— Je me fous de vous…

Il tend le bras.

— Je me fous de toi…

Il parle à sa femme à présent, à sa femme qui est partie la semaine d’avant avec les deux enfants.

— Vendez-moi seulement, si vous voulez ; ça ne compte pas, ça ne compte plus.

Il boit et il voit que c’est ça qui compte.

— Parce que j’ai quitté ce monde-là, heureusement. Il boit.


Remerciements

Le téléchargement de cet épisode et la transcription complète sont disponibles sur www.odiolab.ch/series/entre-ombres-et-lumiere/

Merci à la Bibliothèque Numérique Romande pour la mise à disposition du texte traduit de l’allemand, et à Wikipedia pour la mise à disposition de l’illustration.

 
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